Par Mathis LEFEBVRE (1ES3) et Paco NOLBERT (1ES3)
Né
le
31 juillet 1919,
Primo
LEVI est un
chimiste
italien.
Engagé
dans la Résistance,
il est arrêté puis déporté en
tant que déporté
« racial » à Auschwitz-Birkenau le 22 février 1944. Il
y est prisonnier sous le matricule 174
517,
tatoué sur son avant bras.
Il
est
affecté
au camp de
Monowitz
(AuschwitzIII),
dont la principale mission est de fournir la main-d'œuvre au
chantier de construction de
la Buna, une
usine de caoutchouc
synthétique, appartenant
à la
firme IG Farben. Soumise
à de nombreux bombardements, l'usine de la Buna n'est
jamais entrée
en activité.
Souffrant
de
la scarlatine
au moment de l’évacuation du complexe d’Auschwitz
Birkenau qui
donnera lieu à la marche de la mort, il
reste à l’infirmerie, ce qui a concouru à lui sauver la vie (il
serait
mort durant la marche, car
trop
faible pour l’endurer). Il
verra l’arrivée des troupes soviétiques libératrices
dans
le camp.
Après
la guerre, Primo LEVI écrit son témoignage de déportation,
intitulé Si
c’est un homme
(1947). Ce
livre , qui est un
des
premiers témoignages de l’horreur des camps, est désormais
mondialement connu et reconnu comme un ouvrage essentiel. Ensuite,
dans La
Trêve
(1963), Primo LEVI relate toutes les étapes de son retour en Italie
à partir de la libération d’Auschwitz Birkenau, qui correspond à
un périple
de 9 mois à
travers l’Europe
de l’Est, jusqu’à
Turin, sa ville natale.
Primo
LEVI devient écrivain, et publie de nombreux récits, romans,
nouvelles,
tout continuant également ses activités scientifiques. Il rencontre
de nombreux lycéens et étudiants durant plusieurs décennies pour
transmettre la mémoire de la Shoah.
Il
se donne la mort le 11 avril 1987, d’une
chute dans l’escalier
principal
intérieur
de l’immeuble où il résidait (et où il avait vécu toute sa
vie).
Les
circonstances de sa mort laissent
planer
encore
un doute
aujourd’hui (s’agissait-il vraiment d’un suicide, ou alors d’un
accident ?)
[d’après
la biographie rédigée par le groupe qui a travaillé à l’article
intitulé « l’Appel », avec leur aimable autorisation].
PREAMBULE :
Primo Levi, moraliste ?
Un moraliste est un auteur qui
observe et étudie les mœurs, c’est-à-dire les manières de
vivre, d’agir et de se comporter au sein d’un groupe, d’une
société de son temps. De cette étude naissent une profonde
réflexion, des jugements.
Par exemple, dans la
littérature du XVIIème siècle, on trouve des moralistes français
comme La Bruyère, La Fontaine, la Rochefoucault. Le philosophe
pascal peut même être considéré, d’un certain point de vue,
comme un moraliste.
On peut considérer que Primo
LEVI, par certains aspects, dans son témoignage écrit Si c’est
un homme, écrit et témoigne en moraliste. Récit exceptionnel
sur l’horreur des camps, Si c’est un homme est non
seulement un document d’une valeur historique et mémorielle
inestimable, mais aussi une oeuvre qui a une dimension sociologique.
Car c’est une forme de « société » que décrit Primo
LEVI, une société qui fait froid dans le dos, qui réunit tous les
comportements humains imaginables, et inimaginables, du meilleur au
pire, dans cet environnement de mort et de déshumanisation
permanents, omniprésents, du camp.
Primo Levi est donc une sorte
de « moraliste en Enfer », puisqu’il « étudie »
le camp et son fonctionnement, les êtres qui le peuplent malgré
eux, et en tire des conclusions, souvent très pessimistes, très
noires, glaçantes, même (comment ne pourraient-elles pas l’être?),
mais des conclusions tout de même. Il introduit lui-même la
comparaison d’Auschwtiz à l’Enfer, plus précisément l’Enfer
de Dante, poète italien du XIII-XIVème siècle, considéré comme
un des pères de la langue italienne littéraire, auteur de La
Divine Comédie (1303-1321),
dont l’une des sections
s’intitule L’Enfer. C’est
cette section qui est toujours citée par Primo Levi dans
Si c’est un homme:
« gare à vous, âmes
noires » (p.25)
« Jusqu’à tant que
la mer fût sur nous refermée » (p179).
Les choses épouvantables et
tragiques que l’auteur vit au camp lui rappellent des vers de
L’Enfer de Dante. La fiction la plus effroyable est devenue une
réalité qui la dépasse, même. Comme dans le texte de Dante, Primo
Levi considère que lui et tous les prisonniers du camp ne font plus
partie des vivants :
« C’est
cela, l’enfer.Aujourd’hui, dans le monde actuel, ce doit être
cela : une grande salle vide, et nous qui n’en pouvons plus
d’être debout, et il y a un robinet qui goutte avec de l’eau
qu’on ne peut pas boire, et nous qui attendons quelque chose qui ne
peut être que terrible, et il ne se passe rien, il continue à ne
rien se passer. Comment penser ? On ne peut plus penser, c’est
comme si on était déjà mort. Quelques uns s’assoient par terre.
Le temps passe goutte à goutte. » (p.27)
Si c’est un homme est
aussi, en un sens, l’ouvrage d’un scientifique, le scientifique
dans l’âme qu’était Primo Levi. Nous le comprenons lorsqu’il
évoque, dans un très bel et émouvant passage, la « fièvre »
des examens de chimie qu’il retrouve momentanément lorsqu’il
doit passer le test qui lui permettra peut-être de travailler au
Laboratoire du kommando de chimie de la Buna, l’usine de
fabrication de caoutchouc à Monovitz/Auschwitz III1 .
Primo Levi est un scientifique
plongé malgré lui dans un laboratoire humain apocalyptique, dont il
est l’un des cobayes, une des victimes, et il raisonne sur
l’incompréhensible, car sa survie psychique et la conservation
d’un tant soit peu de dignité humaine, en dépendent2.
En rapportant les faits des
comportements humains et inhumains à Auschwitz, et en tentant de les
analyser (même s’il écrit que, pour se préserver, qu’il ne
fallait surtout pas chercher à comprendre le Lager,
le camp3),
Primo Levi livre dans le même temps une réflexion sur l’humanité.
Rien que le titre de son ouvrage, Si c’est un homme, nous
l’indique. Ce titre peut prendre différents sens. Il a d’abord
un lien avec le poème écrit par l’auteur lui-même et qui se
trouve entre la préface et le début du récit :
« Vous qui vivez en
toute quiétude
Bien au chaud dans vos
maisons,
Vous qui trouvez le soir en
rentrant
La table mise et des
visages amis,
Considérez si c’est un
homme
Que celui qui peine dans la
boue,
Qui ne connaît pas de
repos,
Qui se bat pour un quignon
de pain,
Qui meurt pour un oui ou
pour un non.
Considérez si c’est une
femme
Que celle qui a perdu son
nom et ses cheveux
et jusqu’à la force de
se souvenir,
Les yeux vides et le sein
froid
Comme une grenouille en
hiver.
n’oubliez pas que cela
fut,
non, le l’oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre
coeur.
Pensez-y chez vous, dans la
rue,
En vous couchant, en vous
levant ;
répétez-le à vos
enfants.
Ou que votre maison
s’écroule,
Que la maladie vous
accable,
Que vos enfants se
détournent de vous. »
Dans ce poème l’auteur
décrit tout d’abord dans les quatre premiers vers ce qui fait un
homme, son bonheur et sa sécurité puis dans les suivants tout ce
qui, dans le martyre du camp, éloigne les déportés de la catégorie
des humains, les retranche de l’humanité (la boue, l’éreintement
inconcevable du labeur, la faim qui oppresse et torture en permanence
le corps et l’esprit, et surtout, la mort arbitraire, qui peut être
infligée à tout instant, ce qui représente le paroxysme de
l’angoisse et de la torture psychique). Enfin, la mise en garde
glaçante au lecteur, dans les derniers vers, est un appel plein de
colère et de douleur à la mémoire.
« Si c’est un
homme »… la phrase n’est pas terminée, et c’est au
lecteur de le faire. S’agissant du bourreau, Si c’est un
homme, comment peut-il infliger de tels supplices pervers,
sévices, humiliations, une mort aussi monstrueuse (par le gaz et le
feu) à un autre homme ? S’agissant de la victime, du
prisonnier juif, Si c’est un homme, comment réussit-il à
continuer à vivre et à espérer, vouloir vivre encore malgré tout
ce qui et tous ceux qui, dans le camps, l’avilissent au plus
profond de lui-même, détruisent son honneur, démolissent et
souillent tout ce qui fait son humanité ?
A ce titre, un épisode, aussi
dégradant qu’anecdotique pour l’auteur, est relaté par lui, et
une valeur symbolique qui montre à quel point Primo Levi relate ce
qui lui arrivé à Auschwitz en moraliste, aussi bien qu’en détenu
racial parmi d’autres :
[il revient de l’examen
de chimie qui lui permettra peut-être de connaître un sort un peu
meilleur au camp, en travaillant dans un laboratoire, ce qui,
notamment, l’éloignerait significativement du risque des
selektion, ces atroces séances durant lesquelles les déportés
raciaux étaient examinés puis répartis en deux files : l’une
continuait momentanément à vivre, l’autre partait aux chambres à
gaz et aux fours crématoires]
« Pour rentrer à la
Buna, il faut traverser un terrain vague encombré de poutres et de
treillis métalliques empilés les uns sur les autres. Le câble
d’acier d’un treuil nous barre le passage ; Alex [c’est le
kapo, c’est-à-dire celui encadre P. Levi et son commando. Il est
réputé pour sa brutalité, comme c’est le cas pour la grande
majorité des kapos]l’empoigne pour l’enjamber, mais,
Donner-wetter, le voilà qui jure en regardant sa main pleine de
cambouis. Entre temps je suis arrivé à sa hauteur : sans haine
et sans sarcasme, Alex s’essuie la paume et le dos de la main sur
mon épaule pour se nettoyer ; et il serait tout surpris, Alex,
la brute innocente, si quelqu’un venait lui dire que c’est sur
un tel acte qu’aujourd’hui je le juge, lui et Pannwitz [docteur
en chimie, comme primo Levi, et chef du laboratoire, qui a fait
passer l’examen de chimie à l’auteur], et touts ses nombreux
semblables, grands et petits, à Auschwitz comme ailleurs. »
Voici comment on peut souiller
l’humanité, au propre et au figuré, en toute décontraction, si
l’on peut dire, avec une banalité qui est au coeur du processus de
déshumanisation. Et celui qui est ainsi souillé ne peut absolument
rien dire, ne peut que se laisser faire passivement, comme l’a fait
l’auteur, au risque de le payer instantanément de sa vie.
Car ce que Primo Levi fait
comprendre dans son témoignage, c’est qu’il faut, d’une
certaine façon, mettre son humanité en sommeil pour survivre dans
le camp, oublier la morale, la compassion, l’humanité, la bonté,
la honte, l’honneur, le secours, tout ce qui fait qu’une société
est vivable et supportable, et qu’un homme peut avoir l’assurance
d’en être un, d’être reconnu comme tel :
« Conclusion :
le vol, à la Buna, puni par la Direction civile4est
autorisé et encouragé par les SS ; le vol au camp, sévèrement
sanctionné par les SS, est considéré par les civils comme une
simple modalité d’échange. Le vol entre Hsasaunieräftlinge est
généralement puni, mais la punition frappe aussi durement le voleur
que le volé.
Nous voudrions dès lors
inviter le lecteur à s’interroger : que pouvaient bien
justifier au Lager des mots comme « bien » et « mal »,
« juste » et « injuste » ? A chacun
de se prononcer d’après le tableau que nous avons tracé et les
exemples fournis ; à chacun de nous dire ce que pouvait bien
subsister de notre monde moral en deçà des barbelés. »
[souligné par nous] [p.132]
Et, dans le même temps, il
n’y a que l’humain pour être inhumain (les animaux, par exemple,
même dans la violence de la chasse ou du combat, ne sont pas
« inhumains », sadiques, ou pervers ; ils répondent
à un besoin, une nécessité organique)… En somme, pour être un
homme qui survit dans cet univers insensé et qui n’est que mort et
souffrance, il faut oublier d’en être un. Comme tenir sur la
longueur un paradoxe aussi dévastateur ?
« Les personnages
de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est morte, ou
eux-mêmes l’ont ensevelie sous l’offense subie ou infligée à
autrui. Les SS féroces et stupides, les kapos, les
politiques [prisonniers politiques, souvent résistants ou
communistes], les criminels [prisonnier de droit communs, qui
seraient en prison dans le « vrai » monde. Ce sont
souvent eux qui sont choisis comme kapos], les prominents
[prisonniers que les autres voient voient comme au-dessus d’eux,
parce qu’ils bénéficient d’une protection, d’un kapo, voire
d’un SS, d’un civil, ou parce qu’ils sont capables de trouver
des moyens de se nourrir mieux, par des trafics en tout genre, qu’on
qualifie au camp par le verbe « organiser »] grands et
petits, et jusqu’ aux Häflinge [prisonniers « de
base », qui n’a rien de particulier à faire valoir, et qui
donc n’intéresse pas les autres, parce qu’il est parmi les moins
insérés dans des stratégies de survie, voire il ne l’est pas du
tout, ce qui le destine sans doute à une mort rapide] [à noter
que les termes qui apparaissent en gras déclinent une hiérarchie au
sein du camp, du plus au moins puissant],
masse asservie et indifférenciée, tous les les
échelons de la hiérarchie dénaturée instaurée par les Allemands
sont paradoxalement unis par une
même désolation intérieure.
[pp188-189] [termes
clés mis en gras par nous] [expressions
soulignées par nous]
[P. Levi assiste à la
pendaison d’un des acteurs de la révolte de Sonderkommandos,
les équipes, composées de prisonniers juifs, chargés de vider les
chambres à gaz une fois que tous les prisonniers, juifs comme eux,
qui s’y trouvaient, étaient morts, puis de mettre leurs cadavres à
brûler dans de gigantesques fours crématoires prévus à cet
effet : ces kommandos
avaient une durée de vie très courte ; ils étaient
régulièrement liquidés puis remplacés, et ainsi de suite, les
nazis ayant le but de ne pas laisser de trace de l’assassinat de
masse des juifs et de son mode opératoire. En octobre 1944, les
Sonderkommandos font
sauter les crématoires (par crématoire on désigne l’ensemble
comprenant la chambre à gaz et les fours) III et IV d’Auschwitz
II/Birkenau et tentent de s’échapper par la forêt de bouleaux,
criant vainement aux autres prisonniers du camp de les suivre. Ils
seront tous rattrapés et condamnés à mort lors de cérémonies
particulièrement macabres, pour dissuader d’autres mouvements de
révolte ]
« L’homme qui
mourra aujourd’hui devant nous a sa part de responsabilité dans
cette révolte. On murmure qu’il était en contact avec les
insurgés de Birkenau, qu’il avait apporté des armes dans notre
camp, et qu’il voulait organiser ici aussi une mutinerie au même
moment. Il mourra aujourd’hui sous nos yeux : et peut-être
les Allemands ne comprendront-ils pas que la mort solitaire, la
mort d’homme [nous
soulignons] qui lui est réservée, le vouera à la gloire
et non à l’infamie.
Quand l’Allemand eut fini
son discours que personne ne comprit, la vois rauque du début se fit
entendre à nouveau : « Habt ihr verstanden ? »
(Est-ce que vous avez compris?)
Qui répondit « Jawohl » ?
Tout le monde et personne : ce fut comme si notre résignation
maudite prenait corps indépendamment de nous et se muait en une
seule voix au-dessus de nos têtes. Mais tous nous entendîmes le cri
de celui qui allait mourir, il pénétra la vieille gangue d’inertie
et de soumission et atteignit au vif l’homme en chacun de nous
[nous soulignons] :
« Kameraden, ich bin
der letze ! » (Camarades, je suis le dernier!)
Je voudrais pouvoir dire
que de notre masse abjecte une voix se leva, un murmure, un signe
d’assentiment. Mais il ne s’est rien passé. Nous sommes restés
debout, courbés et gris, tête baissée, et nous ne nous sommes
découverts que lorsque l’Allemand nous en a donné l’ordre. La
trappe s’est ouverte, le corps a eu un frétillement horrible ;
la fanfare a recommencé à jouer, et nous, nous nous sommes remis en
rang et nous avons défilé devant les derniers spasmes du mourant.
Au pied de la potence, les
SS nous regardent passer d’un œil indifférent : leur œuvre
est finie, et bien finie.Les Russes peuvent venir, désormais [le
camps vit ses derniers mois ; les troupes de l’Armée Rouge
approchent] : il n’y a plus d’hommes forts parmi
nous ; le dernier pend maintenant au-dessus de nos têtes, et
quant aux autres, quelques mètres de corde ont suffi. Les Russes
peuvent bien venir : ils ne trouveront plus que des hommes
domptés, éteints, dignes désormais de la mort passive qui les
attend.
Détruire un homme est
difficile, presque autant que de le créer : cela n’a été ni
aisé, ni rapide, mais vous y êtes arrivés, Allemands. Nous voici
dociles devant vous, vous n’avez plus rien à craindre de nous :
ni les actes de révolte, ni les paroles de défi, ni même un regard
qui vous juge.
Alberto [un
des seuls et rares vrais amis de Primo Levi au camp (c’est-à-dire
sur qui il puisse compter, avoir confiance, et réciproquement),
italien, comme lui] et moi, nous sommes rentrés dans la
baraque, et nous n’avons pas pu nous regarder en face. Cet homme
devait être dur, il devait être d’une autre trempe que nous, si
cette condition qui nous a brisés n’a pas seulement pu le faire
plier.
Car nous sommes brisés,
vaincus : même si nous avons su nous adapter, même si nous
avons finalement appris à trouver notre nourriture et à endurer la
fatigue et le froid, même si nous en revenons un jour.
Nous avons hissé la
menaschka [marmite
de grande taille, que Primo et Alberto ont organisée
pour le trafic de soupe ; ils
ont pu ainsi avoir un peu plus de nourriture, qu’ils se partagent
le soir] sur la
couchette, nous avons fait le partage, nous avons assouvi la fureur
quotidienne de la faim, et maintenant la honte nous accable.» [pp.
232 à 234]
On peut noter dans ce passage
que Primo Levi, même s’il juge sans concession ses co-détenus, ne
s’exclut aucunement dans l’analyse des comportements humains
qu’il constate, et qui sont aussi les siens, notamment ce
renoncement absolu, cet enfouissement de la volonté, dont la
dernière manifestation est l’énergie déployée pour trouver de
la nourriture et survivre, d’heure en heure, de jour en jour, en ne
se projetant surtout pas, en ne concevant aucune fin possible à ce
martyre insoutenable et permanent du camp . Le moraliste fait partie
de la société qu’il analyse et juge. Il doit donc être également
en mesure d’appliquer ce jugement à lui-même, ce que l’auteur
fait ici, avec un accablement et une mélancolie qui transparaissent
à chaque mot. Il n’est pas mieux que les autres, il le sait, il
l’écrit. Mais il n’est coupable de rien, absolument rien. Et
l’accablement ne l’empêchera pas de témoigner. Il a survécu,
il parlera, il écrira5.
Si c’est un homme,
Primo Levi a-t-il réellement survécu à sa déportation ? En
effet, même s’il a survécu physiquement, il a très certainement
été touché moralement à vie, ce qui pourrait expliquer son
suicide en 1987. Primo Levi était un homme, d’une humanité
exceptionnelle, de celle qui permettent d’écrire un chef d’oeuvre
bouleversant, essentiel, glaçant, dérangeant, noir et lumineux à
la fois, plein de désespoir, de colère et d’espoir mêlés, de
mélancolie absolue mais aussi de grandeur, tel que Si c’est un
homme.
I Portraits de
détenus : comportements humains et inhumains à Auschwitz
Un des éléments frappants,
dans Si c’est un homme, est le nombre de descriptions de
« personnages ». Ce ne sont pas des personnages de
fiction, tout est réel, mais le mot de « personnage »
peut tout de même convenir dans le sens où chacun des êtres dont
parle Primo Levi est représentatif d’un certain caractère dans
l’adversité atroce du camp, d’un certain type de comportement,
dont les traits les plus saillants sont l’adaptation plus ou moins
opérante à la violence et la dureté du camp, c’est-à-dire la
capacité à retarder la mort, en réussissant à manger mieux, à
résister plus efficacement à la dureté du climat (grands froids,
grandes chaleurs, humidité), à davantage se « blinder »
émotionnellement, à s’user un peu moins au travail, à trouver la
protection de quelqu’un qui peut la leur apporter… on peut
notamment citer les noms de : « Null Achtzehn »
(pp.60 et sq), désigné par les 3 derniers numéros de son
matricule de déporté, et qui incarne l’inadaptation mortelle à
l’univers impitoyable du camp ; Chajim (pp.67 et sq) ;
Alberto (pp.85 et sq), le compagnon solidaire
d’infortune de l’auteur (qui périra lors de la marche de la
mort ; P. Levi et Alberto étaient inséparables au camp) ;
les juifs grecs de Salonique (pp.108 et sq),
extrêmement soudés et organisés, et qui réussissaient à gagner
même le respect relatif de certains SS, Sigi et Béla
(pp.112 et sq) ; Fischer (pp.113 et sq) ;
Schepschel, Alfred L., Elias, le monstre fait
pour un monde ahurissant comme Auschwitz ; Henri (pp.142
et sq), le séducteur cynique pour qui les autres n’existent que
s’ils peuvent lui apporter quelque chose ; Jean (le
« Pikolo »6,
pp.168 et sq), que la souillure et la perversion du camp semblent ne
pas avoir atteint, l’inquiétant doktor Pannwitz
(pp.163 et sq), que P. Levi a tout de même envisagé revoir après
la guerre (même si ce ne fut finalement pas le cas) ; Alex
(pp.164 et sq), le kapo aussi brutal que décérébré ;
Lorenzo (pp.185 et sq), le bienfaiteur de l’auteur, qui a
permis à ce dernier de croire encore en l’humanité ;
Ziegler, prêt à se déclarer sélectionné, alors qu’il ne
l’était pas, uniquement pour recevoir la double ration de soupe à
laquelle avaient droit ceux qui allaient à la mort (pp.202 et sq) ;
le « vieux Kuhn », qui prie absurdement pour
remercier Dieu de ne pas partir cette fois-ci au crématoire, juste à
côté de Beppo le Grec, « qui a vingt ans, et qui
partira demain la chambre à gaz, qui le sait, et qui reste allongé
à regarder fixement l’ampoule, sans rien dire et sans plus penser
à rien »(pp.202 et sq) ; Arthur et Charles,
les deux Français avec qui l’auteur va organiser l’intendance de
la chambrée de malades abandonnés à leur sort après le départ
des SS et l’évacuation du camp qui donnera lieu à la marche de la
mort (les seuls prisonniers laissés au camp sont tous malades, pour
la plupart de la scarlatine et/ou du typhus), avec qui il va trouver
de quoi se chauffer et se nourrir, en attendant l’arrivée des
troupes russes libératrices ; de Somogyi, qui agonise
sur sa couche, au camp désormais vidé, en répétant inlassablement
un horrible « Jawohl » (« Oui » de
consentement appuyé en allemand)7…
et tant d’autres encore.
1) L’inhumanité
intrinsèque d’Elias
Pages 147 à 152, l’auteur
brosse le portrait d’Elias, le prisonnier qui selon lui s’est le
mieux adapté à la vie infernale du camp, s’y trouvant même…
bien. Si c’est un homme, quelle sorte d’être humain est
Elias pour aimer la vie au camp ?
Primo Levi commence par le
décrire physiquement, tel un « specimen zoologique »8 :
« Elias Lindzin, 141
565, atterrit un beau jour, inexplicablement, au Kommando de Chimie.
C’était un nain, d’un mètre cinquante tout au plus, mais pourvu
d’une musculature comme je n’en ai jamais vu. Quand il est nu, on
voit chaque muscle travailler sous la peau, avec la puissance, la
mobilité et l’autonomie d’un petit animal ; agrandi dans
les mêmes proportions, il ferait un bon modèle pour un Hercule ;
mais il ne faut pas regarder la tête.
Sous le cuir chevelu, les
sutures crâniennes forment de monstrueuses protubérances. Le crâne
est massif, on le dirait de métal ou de pierre ; la ligne noire
des cheveux rasés descend à un doigt des sourcils. Le nez,
le menton, le front, les pommettes sont durs et compacts ; le
visage tout entier fait penser à une tête de bélier, à un
instrument fait pour frapper. Une impression de vigueur bestiale
émane de toute sa personne. » [p.147]
De la description physique
d’Elias se dégage une impression de puissance, mais elle a quelque
chose de monstrueux, à la limite de la difformité. L’auteur le
compare même à un animal ( « un petit animal »,
« vigueur bestiale »). Quelque chose dans son
aspect visuel ne fait pas humain, surtout au camp, où tout le monde
est famélique et décharné, contrairement à lui.
S’ensuit la description de
l’incroyable capacité d’Elias à travailler sans se fatiguer (ce
qui lui vaut de travailler de moins en moins !9),
à avaler des quantités de soupe inimaginables pour un estomac
humain, à parler, rire, chanter, blaguer sans arrêt, là où tout
n’est que silence et désolation. Il est aussi fait état de sa
brutalité et de son arrogance, de ses activités secrètes, vols et
trafics en tout genre qui lui apportaient nourriture et crainte au
sein du camp.
L’auteur en déduit qu’au
fond, un être tel qu’Elias est fait pour le camp :
« On pourra
maintenant se demander qui est l’homme Elias. Si c’est un fou, un
être incompréhensible et extrahumain, échoué au Lager par hasard.
Si en lui s’exprime un atavisme devenu étranger à notre monde
moderne, mais mieux adapté au conditions de vie élémentaires du
camp. Ou si ce n’est pas plutôt un pur produit du camp, ce que
nous sommes destinés à devenir si nous ne mourons pas au camp, et
si le camp lui-même ne finit pas d’ici là.
Il y a du vrai dans ces
trois hypothèses. Elias a survécu à la destruction du dehors parce
qu’il est physiquement indestructible ; il a résisté à
l’anéantissement du dedans parce qu’il est fou. C’est donc
avant tout un rescapé : le specimen humain le plus approprié à
la vie du camp.
Si Elias recouvre la
liberté, il sera relégué en marge de la communauté humaine, dans
une prison ou dans un asile d’aliénés. Mais ici, au Lager, il n’y
a pas plus de criminels puisqu’il n’y a pas de loi morale à
enfreindre : pas de fous puisque toutes nos actions sont
déterminées et que chacune d’elles, en son temps et lieu, est
sensiblement la seule possibilité. » [pp.150-151]
Elias est foncièrement,
intrinsèquement, inhumain, sans même chercher à l’être ou à le
devenir : il l’est, c’est tout, et c’est sa force, bien
différente de la force de caractère des Sonderkommandos qui
se sont révoltés. Parce que c’est une force déconnectée de
toute morale, de toute idée de justice, de bien ou de bon. Aussi le
camp est-il le lieu de « vie » qui peut lui convenir le
mieux, car tout l’y encourage à être ce qu’il est (si bien
qu’on ne sait plus si c’est le camp qui a fait d’Elias ce qu’il
est, ou si c’est ce qu’il est qui fait que le camp lui convient
si bien) : un être « innocemment » abject :
« Au Lager,
Elias prospère et triomphe. C’est un bon travailleur et un bon
organisateur,, qualités qui le mettent à l’abri des sélections
et lui assurent le respect de ses chefs et de ses camarades. Pour
ceux qui n’ont pas en eux de solides ressources
morales, pour ceux qui ne savent pas tirer de la conscience de soi la
force de s’accrocher à la vie, pour ceux-là, l’unique voie de
salut est celle qui conduit à Elias : à la démence, à al
brutalité sournoise. Toutes les autres issues sont barrées.
Tout cela pourrait nous
conduire à dégager des conclusions et mêmes des règles valables
pour notre vie de tous les jours. N’existe-t-il pas autour de nous
des Elias plus ou moins réalisés ? N’en avons(nous pas vu de
nos yeux vu, de ces individus qui vivent sans but aucun, réfractaires
à toutes forme de conscience et de contrôle de soi ? Et qui
vivent non certes malgré
ces déficiences, mais précisément, comme Elias, grâce à elles.
La question est grave, et
nous n’entendons pas nous y engager ici, parce que notre récit se
limite à l’homme du Lager, et que sur l’homme hors du Lager on a
déjà beaucoup écrit. Cependant nous voudrions ajouter un dernier
mot : Elias, autant que nous puissions en juger du dehors, et si
tant est que ces mots aient un sens, Elias était vraisemblablement
un homme heureux. » [pp.151-152]
Le portrait d’Elias se
termine sur cette conclusion sidérante : « Elias était
vraisemblablement un homme heureux »… Parce qu’il n’y
avait pas assez d’humanité en lui pour souffrir de quoi que ce
soit, même à Auschwitz ? Mais qu’est-ce que ce bonheur-là ?…
Un personnage tel qu’Elias
plonge la réflexion jusqu’aux racines de l’âme humaine, à
savoir la capacité à penser et à ressentir, et la conscience de
soi.
2) L’inhumanité
élaborée et cynique de Henri
Juste après la description
d’Elias vient celle d’un autre prisonnier racial, Henri, des
pages 152 à 155, et cette succession n’est bien sûr sans doute
pas un hasard. Henri est lui aussi une incarnation de l’inhumain,
bien que tout autre que celle d’Elias. Exactement à l’opposé,
même.
Le cas d’Henri décrit par
l’auteur est beaucoup plus subtil, difficile à saisir que celui
d’Elias. Car en lui semblent apparaître toutes les marques de la
civilisation et de l’humanité :
« Henri est au
contraire éminemment civilisé et conscient de soi, et possède une
théorie complète et articulée sur les façons de survivre au
Lager. Il n’a que vingt-deux ans ; il est très intelligent,
parle le français, l’allemand, l’anglais et le russe, et a une
excellente culture scientifique et classique. » [p.152]
Qu’est-ce
qui met si mal à l’aise à la lecture du portrait d’Henri, qui
semble ne faire de mal à personne ?
C’est l’idée diffuse,
tout au long de son portrait, que personne d’autre n’existe que
lui. Pour lui, les autres ne peuvent que servir à une seule chose :
sa survie. Ils n’existent pas pour eux-mêmes à ses yeux. Il ne
les voie pas comme des personnes, des êtres humains. Son regard sur
les autres et son but de survivre par tous les moyens sont, tels
qu’il les exerce, totalement déshumanisants : ils
déshumanisent les autres et le déshumanisent lui, du coup.
La
survie au camp suppose une bonne
part d’égoïsme,
d’insensibilisation.
Mais tout le monde essaie de
ne pas être absolument seul10.
Henri, lui, veut l’être à
tout prix. Il ne veut pas des autres, de personne d’autre. Depuis
que son frère, qui était avec lui au camp, est mort.
On comprend qu’une sorte de
« radicalisation » de plus en plus perverse de son
comportement s’est produite à partir de cette mort :
« Son frère est mort
à la Buna l’hiver dernier, et depuis lors Henri a tronqué tout
lien d’affection ; il s’est renfermé en lui-même comme
dans une carapace, et il lutte pour vivre sans se laisser distraire
de son but, avec toutes les ressources qu’il peut tirer de son
cerveau rapide et de son éducation raffinée. Selon sa théorie,
pour échapper à la destruction tout en restant digne du nom
d’homme, il n’y a que trois méthodes possibles :
l’organisation, la pitié et le vol. » [pp.
152]
A
sa façon, élégante et
policée en apparence, Henri est devenu une sorte de machine de
guerre, de « machine à survivre », déterminée
et sans affect. On
retrouve d’ailleurs du vocabulaire guerrier dans le portrait de
l’auteur :
« Henri détient le
monopole du trafic des marchandises de provenance anglaise : et
jusque-là il ne s’agit que d’organisation ; mais son fer
de lance pour la pénétration de la ligne de défense
[nous soulignons],
anglaise ou autre, c’est la pitié. »
[pp.152-153]
Henri
s’est débarrassé de tout affect, mais il compte sur ceux des
autres pour assurer sa survie, en suscitant leur pitié. En les
séduisant. Il est un « séducteur professionnel »,
comme le qualifie un peu plus loin Primo Levi (p.186). Et
la description que l’auteur fait du mode opératoire de cette
séduction est très péjoratif, renvoyant
comme pour Elias au monde animal (Elias
est d’ailleurs cité au passage en référence, ce qui rapproche
les deux personnage dans leur inhumanité),
ce qui souligne l’inhumanité d’Henri :
« Henri a le corps et
les traits délicats et subtilement pervers du Saint Sébastien de
Sodoma : encore imberbe, les yeux noirs et profonds, il se meut
avec une élégance naturelle et languide —
bien qu’il sache à
l’occasion bondir et courir comme un chat [nous
soulignons], et
que la capacité de son
estomac soit à peine inférieure à celle d’Elias. »
[p.153]
« de
même que l’ichneumon paralyse les grosses chenilles velues en
piquant leur unique ganglion vulnérable [nous
soulignons], de
même il suffit d’un coup d’oeil à Henri pour jauger son hommes,
« son type » ; il lui parle brièvement, en
employant le langage approprié, et le « type » est
conquis : il écoute avec une sympathie croissante, s’attendrit
sur le sort du malheureux jeune homme, et est déjà en passe de
devenir rentable. » [p.153]
L’auteur
emploie également des références bibliques pour signifier ce qu’il
peut y avoir de retors ou dangereux, car très sournois, mystérieux
et insaisissable, chez Henri :
« Causer
avec Henri est instructif et agréable ; il arrive même parfois
qu’on le sente proche
et chaleureux ; une communication semble possible, peut-être
même un sentiment d’affection ; on croit entrevoir en lui le
fond humain, la conscience blessée d’une personnalité peu
commune. Mais l’instant d’après, son sourire triste se fige en
un rictus de commande ; Henri
s’excuse poliment (« ...j’ai
quelque chose à faire », « … j’ai quelqu’un à
voir »),
et le voilà de nouveau
tout à sa chasse et à sa lutte de chaque jour : dur, lointain,
enfermé dans sa cuirasse, ennemi de tous et de chacun, aussi fuyant
et incompréhensible que le
serpent de la Genèse [nous
soulignons]11».
[pp.154-155]
Henri
est celui dont il ne faut pas s’approcher de trop près, car sa
chaleur est factice, tout comme son humanité. Il ne faudrait pas se
croire apprécié ou reconnu (en tant qu’être humain) par lui, ce
serait le pire des pièges,
dans lequel tombent ceux dont il vit au camp :
« Toutes
mes conversations avec Henri, même les plus cordiales, m’ont
toujours laissé à la fin un léger goût de défaite ; le
vague soupçon d’avoir été moi aussi, un peu à mon insu, non
pas un homme face à un autre homme, mais un instrument entre ses
mains
[nous
soulignons]. »
[p.155]
Henri
est un manipulateur, et
sa manipulation des autres atteint un tel degré qu’elle est
inhumaine.
Cette
manipulation lui a apparemment permis sa survie, mais l’a-t-elle
sauvé de l’anéantissement ? Primo Levi semble considérer
que non, et la chute du portrait qu’il fait de ce co-détenu est
significative du dégoût qu’au fond, ce dernier lui a inspiré :
« Je
sais qu’aujourd’hui Henri est vivant. Je donnerais beaucoup pour
connaître sa vie d’homme libre, mais je ne désire pas le
revoir. »
[p.155]
Rien
ne l’a lié à Henri, et réciproquement. Rien ne pouvait motiver
l’envie de le revoir, pas même le besoin de comprendre, comme ce
fut le cas pour le docteur Pannwitz, que l’auteur a revu après la
guerre12.
Primo
Levi n’avait pas besoin de revoir Henri, car il avait bien compris
à qui il avait eu affaire : à
un
calculateur glaçant et
sans morale.
Le
chapitre dans lequel se trouvent les portraits d’Elias et Henri
s’intitule « Les
élus et les damnés »,
autrement dit ceux qui, selon
l’auteur,
ont une chance de s’en sortir au Lager (les élus) et ceux qui n’en
n’ont aucune (les damnés). Elias
et Henri sont les deux à la fois : ils se tirent d’affaire au
camp, mais leur humanité n’y a pas survécu.
3)
Comportements
humains d’êtres demeurés humains : Jean et
Lorenzo, Primo
et Alberto
Au
regard de l’inhumanité de certains personnages décrits par Primo
Levi, les portraits de ceux qui sont restés humains, ceux dont
l’humanité n’avait pas été contaminée par le venin du camp,
n’en sont que plus beaux et bouleversants, et résonnent comme de
véritables hommages.
a)
Jean, le prisonnier demeuré libre
Jean
est un des personnages les plus célèbres de Si
c’est un homme.
l’histoire a retenu cet épisode magnifique où, le temps d’un
trajet pour
aller chercher la soupe,
trajet
que
Jean rallonge volontairement pour passer du temps avec l’auteur, ce
dernier essaie de lui apprendre et expliquer quelques vers de la
Divine Comédie
de Dante (au
motif que jean voudrait apprendre l’Italien).
Cet échange littéraire et profond, d’une incroyable beauté, est
une bouffée d’oxygène humanisante et de vie dans l’univers
apocalyptique et mortifère du camp, ce
qui est d’une valeur inestimable :
« « Considerate
la vostra semenza
Fatti
non fosté come bruti
ma
per seguir virtute e conoscenza »13
Et
c’est comme si moi aussi j’entendais ces paroles pour la
première fois : comme une sonnerie de trompettes, comme la voix
de Dieu. L’espace
d’un instant, j’ai oublié qui je suis et où je suis
[nous
soulignons].
Pikolo
me prie de répéter. Il
est bon, Pikolo, il s’est rendu compte qu’il est en train de me
faire du bien
[nous
soulignons]. A
moins que, peut-être, il n’y ait autre chose : peut-être
que, malgré la traduction plate et le commentaire
sommaire
et hâtif, il a reçu le message, il a senti que ces paroles le
concernent, qu’elles concernent tous les
hommes qui souffrent, et nous en particulier ; qu’elles nous
concernent nous deux, qui osons nous arrêter à ces choses-là avec
les bâtons de la corvée de la soupe sur les épaules.14 »
[p.176-177]
L’espace
d’un trajet pour la corvée de soupe, Primo et Pikolo15
sont redevenus pleinement
des
hommes. Et
l’auteur sait qu’il doit ce moment exceptionnel à la
bienveillance de Pikolo. Une
bienveillance qui est en elle-même un miracle d’humanité dans
l’Enfer du Lager :
« Jean
était très aimé au Kommando. Il faut savoir que le poste de Pikolo
représente un échelon déjà élevé dans la hiérarchie des
prominences16 :
le Pikolo (qui en général
n’a pas plus de dix-sept ans) n’est pas astreint à un travail
manuel, il a la haute main sur les fonds de marmite et peut passer
ses journées à côté du poêle : « c’est pourquoi »
il a droit à une demi-ration supplémentaire, et il est bien placé
pour devenir l’ami et le confident du kapo, dont il reçoit
officiellement les vêtements et les souliers usagés. Or, Jean
était un Pikolo exceptionnel
[nous
soulignons]. Il
joignait à la ruse et à la force physique des
manières affables et amicales
[nous
soulignons] :
tout en menant avec
courage et ténacité son combat personnel et secret contre le camp
et contre la mort, il ne manquait pas d’entretenir des rapports
humains avec ses camarades moins privilégiés
[nous
soulignons] ;
et de plus il avait été assez habile pour gagner la confiance
d’Alex, le Kapo[…]
Bien
que Jean n’abusât pas de sa position, nous avions déjà pu
constater qu’un mot de lui, dit au bon moment et le ton qu’il
fallait, pouvait faire beaucoup ; plusieurs
fois déjà il avait pu ainsi sauver certains d’entre nous de la
cravache ou de la dénonciation aux SS
[nous
soulignons].
Depuis une semaine, nous
étions amis
[nous
soulignons]:
nous nous étions découverts par hasard, à l’occasion d’une
alerte aérienne, mais ensuite, pris par le rythme impitoyable du
Lager, nous n’avions pu que nous dire bonjour en nous croisant aux
latrines ou aux lavabos. » [pp.169
à 172]
Jean
est un prisonnier, comme l’auteur, mais il est resté un homme, et
un homme libre. Par
sa droiture morale
et
son intelligence relationnelle, et sans verser pour autant dans une
naïveté ou
un excès de bonté qui
l’auraient
perdu (et
le reste du kommando avec lui),
il
a réussi à demeurer un homme digne de ce nom, un homme debout. Un
homme libre, c’est-à-dire pas emprisonné mentalement dans la
terreur du camp, pas aliéné ou perverti par ses stratégies de
survie. Cela
fait de lui un personnage hors du commun. Un
homme de bien. Et
la discussion littéraire qu’il a avec l’auteur peut être
vraiment qualifiée, dans mauvais jeu de mots, d’évasion.
Primo
Levi semble montrer, à travers l’exemple de Jean/Pikolo, que la
survie au
camp, la vraie, se
joue aussi
(surtout?)
sur la survie psychique et morale.
b)
Lorenzo,
le bienfaiteur désintéressé : l’évidence du Bien
S’il
y a un être, et un être profondément humain à qui Primo
Levi estime devoir sa survie, c’est Lorenzo17,
maçon
civil travaillant au camp :
« L’histoire
de mes rapports avec Lorenzo est à la fois longue et courte, simple
et énigmatique. C’est une histoire qui appartient à un temps et à
des circonstances aujourd’hui abolis, que
rien dans la réalité présente ne saurait restituer, et dont je ne
crois pas qu’elle puisse être comprise autrement que ne le sont
aujourd’hui les
faits
légendaires ou ceux des temps les plus reculés. »[p.185]
On
peut noter le style épique employé par l’auteur, ce qui donne une
tonalité tout à fait méliorative à la présentation de Lorenzo
(voir mots en gras). Tout
se passe comme si Lorenzo avait accédé au rang de mythe aux yeux de
l’auteur : un mythe réel de l’humain au coeur d’un monde
absolument inhumain.
Cette
approche mythique participe sans doute de la
reconstruction personnelle de l’auteur :
c’est par cette
dimension
légendaire, partant de
faits
pleinement
et entièrement réels,
que
cet être humain, qui
a failli être anéanti, physiquement
et moralement,
se reconstruit et retrouve un sentiment de légitimité d’exister,
d’être un homme.
Lorenzo
semble en quelque sorte avoir
été,
de façon bien humble et désintéressée, l’être
à la bonté duquel
Primo
Levi
s’est
appuyé pour ne pas sombrer.
Tout
d’abord Lorenzo a donné de la nourriture à l’auteur, concourant
à l’aider à lutter contre la faim qui dévore férocement tous
les prisonniers du camp et
les menace de mort ;
il
lui a aussi donné un vêtement, l’aidant à lutter contre un autre
ennemi mortel des prisonniers : le froid, terrible dans cette
région de l’Europe (températures en dessous de zéro, alors que
les détenus étaient vêtus de guenilles de mauvaise taille et
faites d’un tissu qui ne protégeait aucunement du froid). Il
a même écrit à la famille de l’auteur pour leur dire que
ce dernier était
encore vivant, ce qui, symboliquement,
réinsère l’auteur dans la communauté des vivants, des hommes, de
la société hors du camp, et,
fait miraculeux, lui
a ainsi permis de
communiquer avec les siens, alors que le Lager est
une immense entreprise à déshumaniser et couper du monde les
prisonniers. C’est comme
si quelque chose de l’homme
Primo Levi
avait pu, grâce au concours inestimable de Lorenzo, sortir du camp.
D’une
certaine façon, Lorenzo
a fait
pour
Primo Levi ce qu’une mère ferait
pour
son enfant, pour assurer ses besoins vitaux, pour
le relier à l’humanité, et
sans
poser aucune condition, sans aucune contrepartie (car
les mères sont inconditionnelles),
ce qui est le propre du don, et qui fait sa grandeur et son
humanité :
« En
termes concrets, elle se réduit [la relation de l’auteur avec
Lorenzo] à peu de choses : tous les jours, pendant
six mois, un ouvrier civil italien m’apporta un morceau de pain et
le fond de sa gamelle de soupe ; il écrivit pour moi une carte
portale qu’il envoya en Italie et
dont il me fit parvenir la réponse. Il
en demanda rien et n’accepta rien en échange, parce qu’il était
bon et simple, et ne pensait pas que faire le bien dût rapporter
quelque chose. » [p.186]
C’est
cette gratuité, dans un univers où tout se monnaie (et au prix
fort) qui rend Lorenzo absolument unique, qui fait qu’il incarne
une sorte d’évidence du Bien.
« Car
pour les civils, nous sommes des parias […]
Qui pourrait distinguer nos visages les uns des autres ? Pour
eux, nous sommes « Kazett », neutre singulier.
Bien
entendu, cela n’empêche pas que beaucoup d’entre eux nous
jettent de temps à autre un morceau de pain ou
une pomme de terre, ou qu’ils nous confient leur gamelle à racler
et à laver après la distribution de la « Zivilsuppe »
[la soupe donnée aux civils, différente de celle donnée aux
détenus, un peu plus nutritive] au chantier. Mais s’ils le font,
c’est surtout pour se débarrasser d’un regard famélique un peu
trop insistant, ou dans un accès momentané de pitié, ou tout
bonnement pour le plaisir de nous voir accourir de tous côtés et
nous disputer férocement le morceau, jusqu’à ce que le plus fort
l’avale, et que tous les autres repartent, dépités et
claudiquant.18
Or,
entre Lorenzo et moi, il ne se passa rien de tout cela. A supposer
qu’il y ait un sens vouloir
expliquer pourquoi ce fut justement moi, parmi des milliers d’autres
êtres équivalents, qui pus résister à l’épreuve, je crois que
c’est justement à Lorenzo que je dois d’être encore vivant
aujourd’hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour
m’avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si
simple et facile d’être bon, qu’il existait encore, en dehors du
nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et
intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés,
qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur :
quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité
de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant.
Les
personnages de ce récit de sont pas des hommes. […] Mais Lorenzo
était un homme : son humanité était pure et intacte, il
n’appartenait pas à ce monde de négation. C’est à Lorenzo que
je dois de ne pas avoir oublié que moi aussi j’étais un homme.
[nous soulignons]»[pp.188-189]
Que
dire de plus ?… C’est sur ces mots que se termine le
portrait de Lorenzo, la
dignité et le bien faits homme. D’une
certaine façon, Lorenzo a été un Juste
parmi les nations.19
b)
Primo
et Alberto
On
pourrait se demander où l’auteur se situe, et se situe lui-même,
sur cette sorte d’échelle de l’humain. Jusqu’où le Lager
l’a-t-il aliéné, perverti, déshumanisé ? Que reste-t-il de
l’homme qu’il fut avant d’entrer au Lager ?
Pour
réfléchir à cette question, il faut sans doute inclure l’ « alter
ego » de Primo au camp, son compagnon d’infortune le plus
proche, celui en qui il a le plus confiance et avec qui il partage
tout, les rations de nourriture « organisées » (=
obtenues en plus par combine) ou les réflexions, les constats, les
stratégies de survie, mais
aussi donc
la
langue, ce qui n’est pas rien dans cette Babel
apocalyptique que constitue le camp20,
où l’on parle toutes les langues et aucune à la fois, dans un
mélange qui a quelque chose de monstrueux, et qui là encore marque
une « distorsion » de ce qui fait l’humain) :
Alberto.
Dans
cette âpre lutte pour la survie, Primo et Alberto forment une sorte
de tandem, ce qui les rend un peu plus forts
ensemble :
« Alberto
est mon meilleur ami.
Il n’a que vingt-deux ans, deux de moins que moi, mais il témoigne
de capacités d’adaptation que personne, dans dans
notre groupe d’Italiens, n’a
su égaler. Alberto est entré au Lager la tête haute, et il vit au
Lager sans peur et sans reproche. Il a compris avant tout le monde
que cette vie est une guerre, il n e s’est accordé aucune
indulgence, il n’a pas perdu de temps en récriminations et en
doléances sur soi ni sur autrui, et il est descendu en lice dès le
premier jour. Il a pour lui l’intelligence et l’instinct :
il raisonne juste, souvent il ne raisonne pas et il est quand même
dans le vrai. Il saisit tout au vol : il ne connaît qu’un peu
de français et comprend ce qu’on lui dit en allemand et en
polonais. Il répond en italien et par gestes, se fait comprendre et
s’attire immédiatement la sympathie. Il lutte pour sa propre vie,
et pourtant il est l’ami
de tous. Il « sait » qui il faut corrompre, qui il faut
éviter, qui on peut amadouer, à qui on doit tenir tête.
Et
pourtant (et c’est pour cette vertu qu’aujourd’hui encore son
souvenir m’est si proche et si cher) il n’est pas devenu un
cynique. j’ai
toujours vu, et je vois encore en lui le
rare exemple de l’homme fort et doux, contre qui viennent
s’émousser les armes de la nuit.
Mais
je n’ai pas réussi à obtenir de dormir avec lui dans la même
couchette ; pas plus qu’Alberto n’y est parvenu, malgré la
popularité dont il jouit désormais à l’intérieur du Block 45.
C’est dommage, car
avoir un compagnon de lit à qui se fier, ou du moins avec qui on
puisse s’entendre, est un avantage inestimable ;
d’autant plus qu’on est maintenant en hiver, les nuits sont
longues, et du moment que nous sommes contraints de partager sueur,
odeur et chaleur avec quelqu’un, sous
la même couverture et dans soixante-dix centimètres de large, il
est très souhaitable que ce soir avec un
ami. »
[pp.85-86]
[passages
soulignés par nous]
Pour
Alberto, l’auteur emploie deux mots qui disent tout de l’estime,
l’affection et admiration qu’il a pour lui : « homme »
et « meilleur ami ».
Alberto
a vraisemblablement servi d’exemple à l’auteur, c’est à son
contact et en le regardant faire qu’il s’est forgé une conduite,
une carapace, et sans doute aussi une forme d’éthique malgré
tout, même si le Lager est le
lieu de
l’anéantissement
de l’éthique, à l’oeuvre à
chaque instant.
Primo
Levi s’attribue bien peu de mérites, voire aucun, en dehors des
stratégies qu’il met en place avec Alberto :
« […]
le K.B [= l’infirmerie du camp] est le principal
client et receleur des vols commis à la Buna : sur
la part quotidienne de soupe destinée au K.B., une bonne vingtaine
de litres est allouée au fonds-vols et sert à acheter aux
spécialistes les articles les plus variés.
Il
y a ceux qui volent de petits tuyaux
de caoutchouc que le
K.B. utilise pour les lavements et les sondes gastriques ; ceux
qui viennent proposer des crayons et des encres de couleur, très
demandés pour la comptabilité compliquée du bureau du K.B. ;
à quoi s’ajoutent les thermomètres, les récipients en verre et
les réactifs chimiques qui passent des entrepôts de la Buna aux
poches des Häftlinge pour aboutir au K.B. comme matériel sanitaire.
Je
voudrais préciser en outre, au risque de paraître immodeste,
que c’est Alberto et moi qui avons eu l’idée de voler les
rouleaux de papier millimétré des thermographes du Service
Dessication, et de les offrir
au médecin-chef du K.B. en lui suggérant d’en faire des tablettes
pour les courbes de température21. »
[souligné
et mis en gras par nous]
Primo
Levi se trouverait
« immodeste » de s’attribuer un quelconque mérite (on
peut aussi y voir une marque d’ironie amère : un tel larcin
est à la fois dérisoire, pathétique, et vital) , mais
c’est l’occasion pour lui d’évoquer la complicité (dans tous
les sens du termes, plus laudatifs que péjoratifs ici) avec
Alberto, qui est véritablement un compagnon
d’armes,
puisque la survie au camp est une guerre.
Et
c’est toujours en frère d’armes solidaire
qu’Alberto se réjouit, en toute sincérité et amitié, de
l’affectation de son ami Primo au laboratoire de Chimie de la Buna,
car cette petite « victoire » sur l’adversité au camp
est partagée, en un sens comme tout ce qui les lie :
« Plusieurs
camarades me félicitent ; Alberto le premier, avec une joie
sincère, sans ombre d’envie. Alberto ne trouve rien à redire à
la chance qui m’est échue, il est même tout heureux, autant par
amitié que parce qu’il en profitera lui aussi : car désormais
nous sommes tous deux étroitement unis par un pacte
d’alliance [nous soulignons], à l’intérieur duquel
chaque bouchée « organisée » est rigoureusement divisée
en deux parties égales. Il n’as pas de motif de m’envier
puisqu’il n’entrait ni dans ses espoirs ni même dans ses désirs
de se faire admettre au laboratoire. Alberto, min ami indompté, ne
s’accommodera jamais d’un système ; il dans les veines un
sang bien trop libre ; son instinct le porte ailleurs,
vers d’autres solutions, vers l’imprévu, l’improvisé, le
nouveau. A un bon emploi, Alberto préfère sans hésitation
les incertitudes et les batailles de la « profession
libérale ». [p.215]
Comme
Jean le Pikolo, Alberto est un prisonnier à qui aucun barbelé ne
pourra ôter le sentiment d’être un homme, et un homme libre.
L’auteur le décrit comme un pionnier à l’indépendance
inébranlable. De leur amitié à tous deux ils auraient pu dire,
comme le philosophe Montaigne de son ami La Boétie : « parce
que c’était lui, parce que c’était moi. » :
« Noël
est proche maintenant. Alberto et moi avançons épaule contre épaule
dans la longue file grise, le dos courbé pour mieux nous protéger
du vent. Il fait nuit et il neige ; ce n’est pas facile de se
tenir debout, encore moins de marcher au pas et en rang (...) »
[p225]
Cette
image (d’un fait réellement advenu), bouleversante, qui a quelque
chose de l’atmosphère du conte, par-delà l’horreur (« Noël
est proche » ; et les contes eux-mêmes regorgent
d’horreurs) pourrait résumer le lien d’amitié indéfectible
entre Alberto et Primo : celui qui fait avancer ensemble dans la
nuit, de ne pas capituler, de faire face à deux, « épaule
contre épaule », plus solidaire que jamais pour ne pas
s’écrouler, dans les ténèbres glacées de l’hiver et de la
mort latente conjuguées. « Ce n’est pas facile de se
tenir debout » pourrait être compris au sens propre
(résister aux bourrasque de vent glacial en restant droit), mais
aussi, bien sûr, au sens figuré (demeurer un homme au Lager, rester
digne). Mais à deux, l’auteur entrevoit la possibilité d’y
parvenir un tant soit peu.
En
vivant à deux l’enfer du camp, en mettant au point à deux des
stratagèmes qui leur ont permis de se nourrir un peu mieux, Primo et
Alberto ont tenu à peu près physiquement (même si Alex, le kapo
qui l’a amené quelque mois plus tôt à l’examen de chimie pour
le poste au laboratoire de la Buna le décrivait comme « déjà
à moitié kaputt »22),
mais surtout moralement. A deux, ils ont continuer à penser, à
raisonner, ne serait-ce que par leurs discussions, se maintenant
humains l’un l’autre par leurs échanges, leurs interactions,
faisant que chacun d’eux était un peu moins désespérément seul,
en s’apportant une présence humaine vraie, en existant l’un pour
l’autre.
Cette
relation , toute proportion gardée, pourrait faire penser à celle
qui unit, dans la fiction, les personnages de Lenny et George dans
Des souris et des hommes de John Steinneck, et notamment le
leitmotiv du tandem :
« Les
types comme nous (…) y a pas plus seuls au monde.(…] Ils ont pas
de futur devant eux.(…) Pour nous, c’est pas comme ça. (…) On
a quelqu’un à qui parler, qui s’intéresse à nous. (…) (…)
les autres types (…) ils peuvent bien crever, tout le monde s’en
fout. Mais pas nous.(…) Et pourquoi ? Parce que moi j’ai toi
pour t’occuper de moi, et toi, t’as moi pour m’occuper de toi,
et c’est pour ça. »23
Alberto
dérogera au pacte d’alliance en quittant le camp lors de son
évacuation tandis que Primo, malade, est trop affaibli pour partir,
ce dont Primo ne lui tient aucunement rigueur bien au contraire.
Leurs adieux sont d’une beauté et d’une dignité qui se passent
de tout commentaire :
« Finalement,
ce fut au tour d’Alberto, venu me dire au revoir par la fenêtre,
au mépris de l’interdiction.Nous étions devenus inséparables :
« les deux Italiens », comme nous appelaient nous
camarades étrangers qui, le plus souvent, confondaient nos prénoms.
Depuis six mois nous partagions la même couchette et chaque gramme
d’extra « organisé » par nos soins ; mais Alberto
avait eu la scarlatine quand il était enfant, et moi je n’avais
pas pu le contaminer. Il partit donc, et je restai. Nous nous dîmes
au revoir en peu de mots : nous nous étions déjà dit tant de
fois tout ce que nous avions à nous dire… Nous ne pensions pas
rester séparés bien longtemps. Il avait trouvé de gros souliers de
cuir, en assez bon état : il était de ceux qui trouvent
immédiatement tout ce dont ils ont besoin.
Lui
aussi était joyeux et confiant, comme tous ceux qui partaient. Et
c’était compréhensible : on s’attendait à quelque chose
de grand et de nouveau ; on sentait finalement autour de soi une
force qui n’était pas celle de l’Allemagne, on sentait
matériellement craquer de toutes parts ce monde maudit qui avait été
le nôtre. Ou du moins tel était le sentiment des bien-portants qui,
malgré la fatigue et la faim, étaient encore capables de se
mouvoir ; mais il est indéniable qu’un homme épuisé,nu ou
sans chaussures, pense et sent différemment ; et ce qui
dominait alors dans nos esprits, c’était la sensation paralysante
d’être totalement vulnérables et à la merci du destin.
Tous
les hommes valides (à l’exception de quelques individus bien
conseillés qui, au dernier moment, s’étaient glissés dans des
couchettes d’infirmerie) partirent dans la nuit du 17 janvier 1945.
Vingt mille hommes environ, provenant de différents camps. Presque
tous disparurent durant la marche d’évacuation24 :
Alberto est de ceux-là. Quelqu’un écrira peut-être un jour leur
histoire. » [pp.241 à
243]
c)
Primo, Charles et Arthur
Dans
les jours qui suivront le départ d’Alberto et de l’immense
majorité des détenus encore vivants (mais qui n’ont de vivants
que le nom, tant leur état général est critique et déplorable) ,
une fois le camp désert, Primo
reconstitue assez rapidement, car nécessité fait loi, un trio,
composé de deux jeunes Lorrains, arrivés depuis peu au camp,
rencontrés à au KB (l’infirmerie) et lui :
« Les
deux Français atteints de scarlatine étaient sympathiques. Tous
deux originaires des Vosges, ils étaient arrivés au camp quelques
jours plus tantôt avec un gros convoi de civils faits prisonniers au
cours des ratissages effectués par les Allemands lors de la retraite
de Lorraine. Le plus âgé s’appelait Arthur ; c’était un
paysan petit et maigre. l’autre, son compagnon de couchette,
s’appelait Charles ; c’était un instituteur de trente-deux
ans ; au lieu de la chemise normale, il avait hérité d’un
tricot de corps ridiculement court. » [pp.236-237]
Grâce
à ce trio, la gestion de l’infirmerie sera rationalisée, par
l’expérience de l’auteur, qui est désormais un prisonnier
expérimenté, et par la force physique des deux jeunes Lorrains
(Charles est une sorte de colosse), qui venaient d’arriver au camp
et étaient encore possession d’une précieuse vigueur physique (ce
qui n’a pas empêché Arthur de s’évanouir à cause du froid
lors de sa première sortie hors du KB ; c’est dire ce que les
Häftlinge enduraient quotidiennement)
En
conjuguant leurs aptitudes, et en respectant les règles d’ordre,
d’occupation de la chambrée, d’hygiène, de répartition des
vivres, des compétences, des vêtements et des combustibles, se mit
en place une véritable communauté, réunie par d’obscures
circonstances (la déportation et la maladie conjuguées), mais qui
va permettre de miraculeusement sauver tous les occupants de la
chambrée, à l’exception de Somogyi :
« Les
Russes arrivèrent alors que Charles et moi étions en train de
transporter Somogyi à quelque distance de là. Il était très
léger. Nous renversâmes le brancard sur la neige grise.
Charles
ôta son calot. Je regrettai de ne pas en avoir un. » [p.271]
Même
si l’auteur et Charles ne peuvent pas offrir une vraie sépulture
par inhumation à leur co-détenu, ils ont posé son corps au sol (la
neige le recouvrirait peut-être et ainsi s’ensevelirait) et lui
ont rendu un dernier hommage. Ils ont accompli un acte de
civilisation qui fait d’eux des hommes. Les hommes, depuis la
Préhistoire, enterrent leurs morts, et ne les gazent pas par
milliers pour ensuite réduire leurs corps en cendres pour
éparpiller ces dernières comme s’ils n’étaient pas des restes
humains, comme on se débarrasse d’une quelconque poussière.
Smoguy a eu droit à un cérémonial, quoique rudimentaire,
individuel, la sien, pas à une élimination de la surface de la
terre collective, anonyme, inhumaine.
On
peut d’ailleurs noter qu’une fois que le Lager est mort, car ceux
qui le tenaient d’une main démoniaque se sont enfuis, reviennent
des comportements d’entraide et de partage qui auraient été
impensables encore quelques jours auparavant :
« Lorsque
la fenêtre défoncée fut réparée et que le poêle commença à
réchauffer l’atmosphère, il se produisit en nous tous comme une
sensation de détente, et c’est alors que Towarowski (un
franco-polonais de vingt-trois ans qui avait le typhus) fit cette
proposition aux autres malades : « Pourquoi ne pas offrir
chacun une tranche de pain aux trois travailleurs ? [à savoir
Primo, Arthur et Charles] Ce fut aussitôt chose faite. La veille
encore, pareil événement eût été inconcevable. La loi du Lager
disait : « mange ton pain, et si tu peux celui de ton
voisin » ; elle ignorait la gratitude. C’était bien les
signe que le lager était mort.
Ce
fut là le premier geste humain échangé entre nous. Et c’est avec
ce geste, me semble-t-il, que naquit en nous le lent processus par
lequel, nous qui n’étions pas morts, nous avons cessé d’être
des Häftlinge pour apprendre à redevenir des hommes. »
[pp.249-250]
Cette
humanité, l’auteur la décèle tout de suite chez Charles et
Arthur, notamment Charles, capable de gestes dévoués, capable de
discipline personnelle et de la faire respecter aux autres, et
véritablement courageux et soucieux des autres :
« Aujourd’hui
je pense que le seul fait qu’un Auschwitz ait pu exister devrait
interdire à quiconque, de nos jours, de prononcer le mot de
providence : mais il est certains qu’alors les souvenir des
secours bibliques intervenus dans les pires moments d’adversité
passa comme un souffle dans tous les esprits.
On
ne pouvait pas dormir : un carreau était cassé, et il faisait
très froid. Je me disais qu’il nous fallait trouver un poêle,
l’installer ici, et nous procurer du charbon, du bois et des
vivres. Je savais que tout cela était indispensable, mais que je
n’aurais jamais assez d’énergie pour m’en occuper tout seul.
J’en parlai avec les deux Français [Charles
et Arthur]
19janvier.
Les Français furent d’accord. Nous nous levâmes tous trois
à l’aube. Je me sentais malade et sans défense, j’avais froid
et j’avais peur.
[…]
Les Français n’avaient aucune idée de la topographie du Lager,
mais Charles était courageux et robuste, et Arthur avait
du flair et le sens pratique des paysans.
Au
milieu des ruines du Prominenzblock, Charles et moi découvrîmes
finalement ce que nous cherchions : un gros poêle en fonte,
muni de tuyaux encore utilisables ; Charles accourut avec une
brouette et nous y chargeâmes le poêle ; puis, me laissant le
soin de le transporter à la baraque, il courut s’occuper des sacs.
Là il trouva Arthur évanoui : le froid lui avait fait perdre
connaissance. Charles transporta les deux sacs en lieu sûr, puis
il prit soin de son ami.
Pendant
ce temps, me tenant à grand-peine sur mes jambes, je m’efforçais
de manoeuvrer de mon mieux la lourde brouette. Tout à coup on
entendit un bruit de moteur, et je vis un SS en motocyclette qui
entrait dans le camp. Comme tous mes compagnons, à la vue de leurs
visages durs, je fus envahi de terreur et de haine. Il était trop
tard pour disparaître, et je ne voulais pas abandonner le poêle.
D’après le règlement du Lager, j’étais censé me mettre au
garde-à-vous et me découvrir. Je n’avais pas de chapeau et
j’étais empêtré dans ma couverture. Je m’écartai de quelques
pas de la brouette et fis une espèce de révérence maladroite.
L’allemand passa sans me voir, tourna à l’angle d’une baraque
et disparut. Je sus plus tard quel danger j’avais couru25.
J’atteignis
enfin le seuil de notre baraque et déchargeai le poêle entre les
mains de Charles. L’effort m’avait coupé le souffle, de grandes
taches noires dansaient devant mes yeux.
[pp.246 à 249]
« Lakmaker,
dont la couchette se trouvait au-dessous de la mienne, n’était
plus qu’un pauvre débris humain. C’était (ou plutôt il avait
été) un juif hollandais de dix-sept ans, grand, maigre, affable. Il
était alité depuis trois mois et on se demande comment il avait
échappé aux sélections. Il avait d’abord eu le typhus, puis la
scarlatine ; entre temps nous avions décelé chez lui une grave
malformation cardiaque, et pour finir il était couvert d’escarres
au point de ne pouvoir rester allongé que sur le ventre. Avec tout
ça, un appétit féroce. Il n,e parlait que le hollandais, et aucun
de nous ne le comprenait.
Ce
fut peut-être à cause de la soupe aux choux et aux navets, dont
lakmaker avait voulu deux rations. Toujours est-il qu’au milieu de
la nuit il se mit à gémir, puis se jeta à bas de son lit. Il tenta
d’atteindre le seau, mais il était trop faible et s’écroula,
pleurant et criant très fort.
Charles
alluma la lumière (l’accumulateur se révéla providentiel)26
et nous pûmes constater la gravité de l’accident. La couchette de
lakmaker et le plancher étaient souillés. L’odeur, dans
l’atmosphère confinée, devenait rapidement insupportable. Nous
n’avions qu’une toute petite réserve d’eau et pas la moindre
paillasse de rechange. Et le malheurux garçon, avec son typhus,
constituait un terrible foyer d’infection ; par ailleurs, il
était hors de question de le laisser toute la nuit sur le plancher,
à gémir et à grelotter au milieu des excréments.
Charles
descendit du lit et s’habilla en silence. Tandis que je tendais la
lampe, il découpa au couteau tous els endroits sales de la
paillasses et des couvertures ; puis, soulevant Lakmaker avec
la délicatesse d’une mère, il nettoya tant bien que mal avec de
la paille tirée du matelas, et le déposa à bout de bras sur le lit
refait, dans la seule position que le malheureux pût supporter. Il
racla le placher avec un bout de tôle, délaya un peu de chloramine,
et répandit partout du désinfectant, y compris sur lui-même.
Je
mesurais son abnégation à la fatigue qu’il m’aurait fallu
vaincre pour faire ce qu’il faisait. » [pp.261-262]
Ce
soir-là, Charles a peut-être sauvé tout le monde d’une violente
propagation du typhus et de la Dysentrie. Il a vraisemblablement
sauvé la vie du jeune Lakmaker, et pour finir a préservé la
sienne, par un travail méthodique, déterminé, calme, efficace et
courageux. Il incarne une forme d’héroïsme de la dévotion et un
sens de la responsabilité qui force l’admiration.
Charles
est un homme :
« 26
janvier. Nous appartenons à un monde de morts et de larves. La
dernière trace de civilisation avait disparu autour de nous et en
nous. L’oeuvre entreprise par les Allemands triomphants avait été
portée à terme par les Allemands vaincus : ils avaient bel et
bien fait de nous des bêtes.
Celui
qui tue est un hommes, celui qui commet ou subit une injustice est un
hommes. Mais celui qui se laisse aller au point de partager son lit
avec un cadavre, celui-là n’est pas un homme. Celui qui a attendu
que son voisin finisse de mourir pour lui prendre un quart de pain,
est, même s’il n’est pas fautif, plus éloigné du modèle de
l’homme pensant que le plus fruste des Pygmées et le plus
abominable des sadiques.
Le
sentiment de notre existence dépend pour une bonne part du regard
que les autres portent sur nous : aussi peut-on
qualifier de non humaine l’expérience de qui a vécu des jours où
l’homme a été un objet aux yeux de l’homme. Et si nous nous en
sommes sortis tous trois [Charles, Arthur et l’auteur] à
peu près indemnes, nous devons nous en être mutuellement
reconnaissants ; et c’est pour cela que mon amitié avec
Charles résistera au temps. »
Charles
est un homme car il traite les autres comme des hommes. Les
autres existent dans son regard et il existe dans le regard des
autres, par son comportement exemplaire d’humanité. Et surtout,
surtout, Charles, Arthur et Primo ont existé les uns pour les
autres, comme ce fut le cas pour primo et Alberto.
L’amitié
quasi épique entre Alberto
et l’auteur, tout
au long de leur détention et jusqu’au départ d’Alberto pour la
marche de la mort, puis
l’amitié pleine
d’efficacité à survivre et
d’estime réciproque qui a
uni l’auteur à
Charles et Arthur, dans le chaos des derniers jours avant la
libération du camp, ont
été un des facteurs de survie essentiel
à Primo Levi, même si
rien, en vérité, si ce n’est le hasard, ne permet véritablement
de dire pourquoi quelques prisonniers ont survécu quand tant
d’autres ont péri27.
Primo Levi ne pensait pas
s’en tirer :
« Bien
que nous n’y pensions pas plus de quelques minutes par jour, et
encore, d’une manière étrangement détachée, extérieure, nous
savons bien que nous finirons à la sélection. Je sais bien, moi,
que je ne suis pas de l’étoffe de ceux qui résistent, je suis
trop humain, je pense encore trop, je m’use au travail. Et
maintenant je sais que je pourrai me sauver si je deviens
Spécialiste, et que je deviendrai Spécialiste si je suis reçu à
un examen de chimie.
Aujourd’hui
encore, à l’heure où j’écris, assis à ma table, j’hésite à
croire que ces événements ont réellement eu lieu. »
[pp.159-160]
Mais
ces événements
ont bel et bien, tragiquement, atrocement eu lieu. Et
c’est pour cela que l’auteur les a écrits (et
ce dès le camp, une fois admis au laboratoire28),
pour les
fixer dans la mémoire. Une
mémoire nécessaire, qui doit traverser les âges.
III
L’écriture
ou la mort
Primo
Levi a eu besoin d’écrire, très vite, tout de suite, le cauchemar
enduré au camp.
Il
commence même qu’il est retenu pour le laboratoire de la Buna, sur
le papier qu’on lui fournit au laboratoire.
Il
correspond également avec Charles dès qu’il retrouve sa trace :
« Arthur
est retourné à bon port ; quant à Charles, il a repris sa
profession d’instituteur ; nous avons échangé de longues
lettres et j’espère bien le revoir un jour.
Avigliana-Turin,
décembre 1945-janvier 1947.» [p.272]
C’est
sur cette note d’espoir très
humaine que se termine que se
referme le livre.
L’écriture,
pour cet auteur, semble donc au coeur du travail de reconstruction.
Une nécessité vitale d’écrire est apparue à Primo Levi, quand
d’autres ont du liasse s’écouler de nombreuses décennies avant
de pouvoir coucher sur papier leur incommensurable calvaire. Le titre
retenu pour cette partie, L’Ecriture ou la mort,
est le contraire du titre du livre de Jorge Semprun, déporté
politique rescapé de Bukenwald, qui éprouvait de tels moments de
panique et de désespoir au moment d’essayer décrire ses souvenirs
de prisonnier, qu’il avait l’impression qu’il allait y laisser
la vie, d’où le titre de son récit témoignage : L’Ecriture
ou la vie, qu’il est
parvenu, après des décennies écoulées depuis son expérience
traumatique du camp de concentration, à
écrire.
Pour
Levi, il semble que cela soit le contraire : la nécessité
d’écrire pour témoigner, et pour poursuivre le lent et essentiel
travail de retour à la vie, est vital :
« […]
Si je n’avais pas vécu l’épisode d’Auschwitz, je n’aurais
probablement jamais écrit. Je n’aurais pas eu de motivation,
de stimulation d’écrire : j’avais été un élève médiocre
en italien et en histoire, je m’intéressais beaucoup plus à la
physique et à la chimie, et j’avais ensuite choisi un métier,
celui de chimiste, qui n’avait rien de commun avec le monde de
l’écriture. Ce fut l’expérience du lager qui m’obligea à
écrire : je n’ai pas eu à combattre la paresse, les
problèmes de style me semblaient ridicules, j’ai trouvé
miraculeusement le temps d’écrire sans avoir à empiéter ne
fût-ce que d’une heure sur mon travail quotidien : ce
livre ―
c’était l’impression que j’avais ―
était déjà tout prêt dans ma tête et ne demandait qu’à sortir
et à prendre place sur le papier.
Bien
des années ont passé depuis ; ce livre a connu de nombreuses
vicissitudes, et il s’est curieusement interposé, comme une
mémoire artificielle, mais aussi comme une barrière défensive,
entre un présent on ne peut plus normal et le terrible passé
d’Auschwitz. J’hésite à le dire car je ne voudrais pas passer
pour un cynique, mais lorsqu’il m’arrive aujourd’hui de penser
au Lager, je ne ressens aucune émotion violente ou pénible. Au
contraire, à ma brève
et tragique expérience de déporté s’est superposée celle de
l’écrivain-témoin, bien plus longue et complexe, et le bilan est
nettement positif ; au total, ce passé m’a intérieurement
enrichi et
affermi. Une de mes
amies, déportée tout jeune au camp de Ravensbrück, assure que le
camp a été son université : je crois, pour ma part, que je
pourrais en dire autant, et qu’en
vivant, puis en écrivant et en méditant cette expérience, j’ai
beaucoup appris sur les hommes et sur le monde.
Je
dois cependant me hâter de préciser que cette issue positive a été
une chance réservée à une étroite minorité. Sur l’ensemble ds
déportés italiens, par exemple, il n’y en a que 5 % qui
soient revenus, et parmi eux beaucoup ont perdu leur famille, leurs
amis, leurs biens, leur santé, leur équilibre, leur jeunesse. Le
fait que je sois encore vivant et que je sois revenu indemne tient
surtout, selon moi, à la chance. »
[pp.314-315. Nous
soulignons.
Appendice au livre, qui sont des réponses aux questions qui lui sont
les plus posées. Eléments de réponse à la question n°8 :
« Que
seriez-vous aujourd’hui si vous n’aviez pas été prisonnier dans
un lager ? Qu’éprouvez-vous lorsque vous vous remémorez
cette période ? A quels facteurs attribuez-vous le fait d’être
encore en vie ? »]
-------------NOTES------------------------------------
1
« C’est bien moi, le diplômé de Turin, en ce moment
plus que jamais il m’est impossible de douter que je suis bien la
même personne, car le réservoir de souvenirs de chimie organique,
même après une longue période d’inertie, répond à la
demande avec une étonnante docilité »). Si c’est
un homme, Editions Pocket, pp.164-165.
2
« Nous sommes persuadés (…) qu’aucune expérience
humaine n’est dénuée de sens ni indigne d’analyse, et que bien
au contraire l’univers particulier que nous décrivons ici peut
servir à mettre en évidence des valeurs fondamentales, sinon
toujours positives. Nous voudrions faire observer à quel point le
Lager a été, aussi et à bien des égards, une gigantesque
expérience biologique et sociale. » Op. cit.,
p.133
3
« Face à l’inextricable dédale de ce monde infernal,
mes idées sont confuses : est-il vraiment nécessaire
d’élaborer un système et de l’appliquer ? N’est-il pas
plus salutaire de prendre conscience qu’on n’a pas de
système ? » Op.cit.,
p.58.
« Nous étions de vieux Häftlinge : notre
sagesse, c’était de « ne pas chercher à comprendre »,
de ne pas imaginer l’avenir, de ne pas nous mettre en peine pour
savoir quand et comment tout cela finirait : de ne pas poser de
questions, et de ne pas nous en poser ». Op. cit.,
pp181-182.
4 Bien
qu’incluse dans le camp, la Buna est une entreprise civile,
propriété de la société IG Farben..
5 « [P.
Levi vient d’être affecté au laboratoire
de chimie, ce qui est un privilège qui accroît considérablement
les chances de survie au camp] Les camarades du Kommando
m’envient, et ils ont raison ; ne devrais-je pas m’estimer
heureux ? Pourtant, tous les matins, je n’ai pas plus tôt
franchi le seuil du laboratoire que surgit à mes côtés la
compagne de tous les moments de trêve, du K.B. et des dimanches de
repos : la douleur de se souvenir, la souffrance déchirante de
se sentir homme, qui me mord comme un chien à l’instant où ma
conscience émerge de l’obscurité. Alors je prends mon
crayon et mon cahier, et j’écris ce que je ne pourrais dire à
personne
[nous
soulignons]. ». Op. cit.,
pp.220-221.
6 « (…)
ce n’était que Jean, le Pikolo de notre Kommando. Jean était un
étudiant alsacien. Bien qu’il eût déjà 24 ans, c’était le
plus jeune Häftling du kommando de Chimie. Et c’est pour cette
raison qu’on lui avait assigné le poste de Pikolo, c’est-à-dire
de livreur-commis aux écritures, préposé à l’entretien de la
baraque, à la distribution des outils, qu lavage des gamelles et à
la comptabilité des heures de travail du Kommando. » Si
c’est un homme, éditions Pocket, pp. 168-169.
7 « (..)
le soir, et toute la nuit, et pendant deux longs jours, le délire
eut raison de son silence. Livré à un ultime et interminable rêve
de soumission et d’esclavage, il se mit à murmurer « Jawohl »
chaque fois qu’il respirait, au rythme continu et régulier d’une
machine ; « Jawohl » des milliers de fois, à nous
faire venir l’envie de le secouer, de l’étouffer, ou au moins
de l’obliger à dire autre chose. » Op.cit.,
pp. 267-268.
8 C’est
l’auteur lui-même qui emploie l’expression au moment de parler
du kapo violent Alex, qui l’a conduit jusqu’au docteur
Pannwitz :
« Et l’interrogatoire [les
questions du docteur Pannwitz pour savoir les compétences de P.
Levi en chimie] commença, tandis qu’Alex, troisième specimen
zoologique présent, bâillait et rongeait son frein dans son
coin. ». Op.cit., p.164.
9 « Sa
réputation de travailleur émérite se répandit très vite, et,
conformément à la logique absurde du Lager, dès ce moment il
cessa pratiquement de travailler. Les Meister [un meister
est un contremaître d’usine. Ce n’est pas un détenu mais un
civil] le contactaient directement, et seulement pour des travaux
requérant une adresse ou une force particulière. »
Op.cit., p.149.
10 « (…)
ici, la lutte pour la survie est implacable et chacun est férocement
et désespérément seul. » Op.cit., p.135.
11 Dans
la citation précédente, l’auteur évoquait également d’Henri
« le corps et les traits délicats et subtilement pervers
du Saint Sébastien de Sodoma » (p.153). On pourrait y
voir un sous-entendu d’homosexualité. La séduction d’Henri
dont parle Primo Levi était-elle également d’ordre sexuel ?
Certain(e)s détenu(e)s pouvaient obtenir une protection ou de la
nourriture en échange de faveurs sexuelles, ce qu’explique
notamment Simone Veil dans son témoignage Une jeunesse au
temps de la Shoah : « Nous savions que si une
kapo offrait une tartine avec du sucre, elle ne tarderait pas à
dire : « Ah, si on dormait là toutes les deux, ça
serait si bien. » Il fallait avoir le courage de lui
répondre : « Merci, ça va, je n’ai pas sommeil. »
Cette ambiguïté sexuelle rôdait en permanence dans les rapports
de ces femmes avec les plus jeunes. Aujourd’hui, il suffit
d’évoquer ce genre de situation pour que d’anciens déportés
s’en scandalisent. Ils oublient que des jeunes gens ont survécu
grâce à des protections de ce genre, accompagnées ou non de
contreparties. Quant à moi je me refuse à tout
jugement dans ce domaine ». p.79 de l’édition du
Livre de Poche.
12 « Depuis
ce jour-là (l’entretien avec Pannwitz pour le poste au
laboratoire de chimie de la Buna], j’ai pensé bien des fois au
Doktor Pannwitz. Je me suis demandé ce qui pouvait bien se passer à
l’intérieur de cet homme ; comment il occupait son temps en
dehors de la polymérisation et de la conscience indo-germanique ;
et surtout, quand j’ai été de nouveau homme libre, j’ai désiré
le rencontrer à nouveau, non pas pour me venger, mais pour
satisfaire ma curiosité de l’âme humaine. » [p.163]
L’auteur ne le
reverra finalement jamais :
« Je
n’ai jamais revu le Doctor Pannwitz, le chimiste qui m’avait
fait passer un odieux « examen d’Etat », mais j’ai
eu de ses nouvelles par l’intermédiaire de ce Doktor Müller à
qui j’ai consacré le chapitre Vanadium de mon livre Le Système
périodique. Alors que l’arrivée de l’Armée Rouge était
imminente, il s’est conduit avec arrogance et lâcheté :
après avoir ordonné à ses collaborateurs civils de résister à
outrance et leur avoir interdit de monter dur le dernier train en
partance pour l’arrière, il y est lui-même monté au dernier
moment, à la faveur de la confusion générale. Il est mort en 1946
d’une tumeur au cerveau. »
Op .cit.,
p300, réponse à, la question n°6 de la postface (qui réunit les
questions qui lui sont le plus posées par ses lecteurs ou les
lycéens qu’il rencontre)
13 « « Considérez
quelle est votre origine : Vous n’avez pas été faits pour
vivre comme brutes. Mais pour ensuivre et science et vertu ».
Traduction proposée dans l’édition Pocket de Si c’est un
homme, p.176.
14 « Pour
aller chercher la soupe, il fallait faire un kilomètre, puis
retourner avec la marmite de cinquante kilos enfilée sur les
bâtons. » Op.cit., p.171.
15 Voir
note n° 6.
16
Prominent : prisonnier que les autres voient
voient comme au-dessus d’eux, parce qu’il bénéficie d’une
protection, d’un kapo, voire d’un SS, d’un civil, ou parce
qu’il est capable de trouver des moyens de se nourrir mieux, par
des trafics en tout genre, qu’on qualifie au camp par le verbe
"organiser" .
17 Lorenzo
Perrone de son nom complet. A noter que Primo Levi prénomme Renzo
son fils, né en 1957. Dans sa biographie de Promi Levi, Ian
Thomson explique
qu’après la guerre Lorenzo va sombrer dans la misère et la
dépression, marquée par l’alcoolisme. Primo Levi tente en vain
de le sauver. Lorenzo meurt en 1952.
18 C’est
exactement ce qui se passe lorsqu’on lance à manger à un groupe
d’animaux (oiseaux, par exemple). Se déclenche alors un
attroupement instantané, massif, et une impitoyable loi du plus
fort qui fait que les uns parviennent à avoir de la nourriture, les
autres non. Cette description de l’auteur illustre encore une fois
de façon terrible la déshumanisation des prisonniers par les
ravages de la faim. « Car comment pourrions-nous imaginer
ne pas avoir faim ? Le Lager est la faim :
nous-mêmes nous sommes la faim, la faim incarnée. »
Op.cit, p.112.
19« Juste
parmi les nations » :
« (en hébreu : חסיד
אומות העולם, Hasid
Ummot Ha-'Olam,
littéralement « généreux des nations du monde ») est
une expression du judaïsme tirée
du Talmud (traité Baba
Batra,
15 b).
En 1953,
la Knesset (parlement d'Israël),
en même temps qu’elle créait le mémorial
de Yad Vashem à Jérusalem consacré
aux victimes de la Shoah,
décida d’honorer « les Justes parmi les nations qui ont mis
leur vie en danger pour sauver des Juifs ». Le titre
de Juste est
décerné au nom de l’État
d’Israël par
le mémorial de Yad Vashem.[…]
Il
s’agit actuellement de la plus haute distinction
honorifique délivrée
par l'État d'Israël à des civils.
[source : Wikipédia]
20 « Les
Grecs ne sont plus maintenant que très peu, mais leur contribution
à la physionomie générale du camp et au jargon
international [nous soulignons] qu’on y parle est de
première importance. » Op.cit., p.121.
21 « offrir »
est un terme bien étrange dans cet univers ou rien n’est offert,
où tout n’est que transaction. On peut supposer que ce type de
« cadeau » vise à s’attirer la bienveillance du
médecin chef de l’infirmerie, ce qui pourrait être vital,
notamment en cas de sélection : en effet, c’est le médecin
chef qui désigne aux SS qui n’est définitivement plus apte au
travail, ce qui est synonyme de chambre à gaz… Être bien vu du
médecin chef et être un de ses fournisseurs accroît donc les
chances de survie au Lager. »
22 « Nous
entrons. Le Doktor Pannwitz est seul ; Alex, le calot à la
main, lui parle à mi-voix : « Un Italien, au Lager
depuis trois mois seulement, déjà à moitié kaputt… Er sagt er
ist Chemiker [il dit qu’il est chimiste]... » mais
lui, Alex, semble faire ses réserves sur ce point. »
Op.cit., p.162.
23 John
STEINBECK, Des Souris et des hommes (titre anglais : Of
mice an men), pp.46-47 de l’édition de poche FOLIO, traduit
de l’anglais par M.- E. Coindreau.
24 Marche
surnommée « marche de la mort ».
25Un
autre groupe d’une autre chambrée s’est aventurée dans les
cuisines et les blocks des SS pour trouver de la nourriture. Ils ont
été surpris par les derniers SS présents au camp et ont tous été
abattus. Primo, Arthur et Charles venaient d’y passer 30 minutes
plus tôt pour se ravitailler. » [pp.258-259]
26 L’auteur
avait trouvé une batterie de camion abandonnée, ce qui lui a
permis de créer un générateur d’électricité. Op.cit.,
p.254.
27 « J’ai
eu la chance de n’être déporté à
Auschwitz qu’en 1944, alors que le gouvernement allemand, en
raison de la pénurie croissante de main - d’oeuvre, avait déjà
décidé d’allonger la moyenne de vie des prisonniers à éliminer,
améliorant sensiblement leurs conditions de
vie et suspendant provisoirement les exécutions arbitraires
individuelles » [nous soulignons] . Ainsi commence Si
c’est un homme… L’auteur veut dès les premiers mots
du livre, être bien clair : sa survie tient avant tout du
hasard. Et il se considère comme… chanceux. L’utilisation du
mot « chance » pour parler d’Auschwitz est
d’une dignité et d’une humilité indicibles. Et il est sans
doute aussi immensément lourd de chagrin.
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