vendredi 19 avril 2019

PRIMO LEVI, UN MORALISTE EN ENFER

Par Mathis LEFEBVRE (1ES3) et Paco NOLBERT (1ES3)







le 31 juillet 1919, Primo LEVI est un chimiste italien. Engagé dans la Résistance, il est arrêté puis déporté en tant que déporté « racial » à Auschwitz-Birkenau le 22 février 1944. Il y est prisonnier sous le matricule 174 517, tatoué sur son avant bras.

Il est affecté au camp de Monowitz (AuschwitzIII), dont la principale mission est de fournir la main-d'œuvre au chantier de construction de la Buna, une usine de caoutchouc synthétique, appartenant à la firme IG Farben. Soumise à de nombreux bombardements, l'usine de la Buna n'est jamais entrée en activité.

Souffrant de la scarlatine au moment de l’évacuation du complexe d’Auschwitz Birkenau qui donnera lieu à la marche de la mort, il reste à l’infirmerie, ce qui a concouru à lui sauver la vie (il serait mort durant la marche, car trop faible pour l’endurer). Il verra l’arrivée des troupes soviétiques libératrices dans le camp.

Après la guerre, Primo LEVI écrit son témoignage de déportation, intitulé Si c’est un homme (1947). Ce livre , qui est un des premiers témoignages de l’horreur des camps, est désormais mondialement connu et reconnu comme un ouvrage essentiel. Ensuite, dans La Trêve (1963), Primo LEVI relate toutes les étapes de son retour en Italie à partir de la libération d’Auschwitz Birkenau, qui correspond à un périple de 9 mois à travers l’Europe de l’Est, jusqu’à Turin, sa ville natale.

Primo LEVI devient écrivain, et publie de nombreux récits, romans, nouvelles, tout continuant également ses activités scientifiques. Il rencontre de nombreux lycéens et étudiants durant plusieurs décennies pour transmettre la mémoire de la Shoah.

Il se donne la mort le 11 avril 1987, d’une chute dans l’escalier principal intérieur de l’immeuble où il résidait (et où il avait vécu toute sa vie). Les circonstances de sa mort laissent planer encore un doute aujourd’hui (s’agissait-il vraiment d’un suicide, ou alors d’un accident ?)



[d’après la biographie rédigée par le groupe qui a travaillé à l’article intitulé « l’Appel », avec leur aimable autorisation].





PREAMBULE : Primo Levi, moraliste ?



Un moraliste est un auteur qui observe et étudie les mœurs, c’est-à-dire les manières de vivre, d’agir et de se comporter au sein d’un groupe, d’une société de son temps. De cette étude naissent une profonde réflexion, des jugements.

Par exemple, dans la littérature du XVIIème siècle, on trouve des moralistes français comme La Bruyère, La Fontaine, la Rochefoucault. Le philosophe pascal peut même être considéré, d’un certain point de vue, comme un moraliste.

On peut considérer que Primo LEVI, par certains aspects, dans son témoignage écrit Si c’est un homme, écrit et témoigne en moraliste. Récit exceptionnel sur l’horreur des camps, Si c’est un homme est non seulement un document d’une valeur historique et mémorielle inestimable, mais aussi une oeuvre qui a une dimension sociologique. Car c’est une forme de « société » que décrit Primo LEVI, une société qui fait froid dans le dos, qui réunit tous les comportements humains imaginables, et inimaginables, du meilleur au pire, dans cet environnement de mort et de déshumanisation permanents, omniprésents, du camp.

Primo Levi est donc une sorte de « moraliste en Enfer », puisqu’il « étudie » le camp et son fonctionnement, les êtres qui le peuplent malgré eux, et en tire des conclusions, souvent très pessimistes, très noires, glaçantes, même (comment ne pourraient-elles pas l’être?), mais des conclusions tout de même. Il introduit lui-même la comparaison d’Auschwtiz à l’Enfer, plus précisément l’Enfer de Dante, poète italien du XIII-XIVème siècle, considéré comme un des pères de la langue italienne littéraire, auteur de La Divine Comédie (1303-1321), dont l’une des sections s’intitule L’Enfer. C’est cette section qui est toujours citée par Primo Levi  dans Si c’est un homme:



« gare à vous, âmes noires » (p.25)



« Jusqu’à tant que la mer fût sur nous refermée » (p179).



Les choses épouvantables et tragiques que l’auteur vit au camp lui rappellent des vers de L’Enfer de Dante. La fiction la plus effroyable est devenue une réalité qui la dépasse, même. Comme dans le texte de Dante, Primo Levi considère que lui et tous les prisonniers du camp ne font plus partie des vivants :



« C’est cela, l’enfer.Aujourd’hui, dans le monde actuel, ce doit être cela : une grande salle vide, et nous qui n’en pouvons plus d’être debout, et il y a un robinet qui goutte avec de l’eau qu’on ne peut pas boire, et nous qui attendons quelque chose qui ne peut être que terrible, et il ne se passe rien, il continue à ne rien se passer. Comment penser ? On ne peut plus penser, c’est comme si on était déjà mort. Quelques uns s’assoient par terre. Le temps passe goutte à goutte. » (p.27)



Si c’est un homme est aussi, en un sens, l’ouvrage d’un scientifique, le scientifique dans l’âme qu’était Primo Levi. Nous le comprenons lorsqu’il évoque, dans un très bel et émouvant passage, la « fièvre » des examens de chimie qu’il retrouve momentanément lorsqu’il doit passer le test qui lui permettra peut-être de travailler au Laboratoire du kommando de chimie de la Buna, l’usine de fabrication de caoutchouc à Monovitz/Auschwitz III1 .

Primo Levi est un scientifique plongé malgré lui dans un laboratoire humain apocalyptique, dont il est l’un des cobayes, une des victimes, et il raisonne sur l’incompréhensible, car sa survie psychique et la conservation d’un tant soit peu de dignité humaine, en dépendent2.

En rapportant les faits des comportements humains et inhumains à Auschwitz, et en tentant de les analyser (même s’il écrit que, pour se préserver, qu’il ne fallait surtout pas chercher à comprendre le Lager, le camp3), Primo Levi livre dans le même temps une réflexion sur l’humanité. Rien que le titre de son ouvrage, Si c’est un homme, nous l’indique. Ce titre peut prendre différents sens. Il a d’abord un lien avec le poème écrit par l’auteur lui-même et qui se trouve entre la préface et le début du récit :



« Vous qui vivez en toute quiétude

Bien au chaud dans vos maisons,

Vous qui trouvez le soir en rentrant

La table mise et des visages amis,

Considérez si c’est un homme

Que celui qui peine dans la boue,

Qui ne connaît pas de repos,

Qui se bat pour un quignon de pain,

Qui meurt pour un oui ou pour un non.

Considérez si c’est une femme

Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux

et jusqu’à la force de se souvenir,

Les yeux vides et le sein froid

Comme une grenouille en hiver.

n’oubliez pas que cela fut,

non, le l’oubliez pas :

Gravez ces mots dans votre coeur.

Pensez-y chez vous, dans la rue,

En vous couchant, en vous levant ;

répétez-le à vos enfants.

Ou que votre maison s’écroule,

Que la maladie vous accable,

Que vos enfants se détournent de vous. »



Dans ce poème l’auteur décrit tout d’abord dans les quatre premiers vers ce qui fait un homme, son bonheur et sa sécurité puis dans les suivants tout ce qui, dans le martyre du camp, éloigne les déportés de la catégorie des humains, les retranche de l’humanité (la boue, l’éreintement inconcevable du labeur, la faim qui oppresse et torture en permanence le corps et l’esprit, et surtout, la mort arbitraire, qui peut être infligée à tout instant, ce qui représente le paroxysme de l’angoisse et de la torture psychique). Enfin, la mise en garde glaçante au lecteur, dans les derniers vers, est un appel plein de colère et de douleur à la mémoire.

« Si c’est un homme »… la phrase n’est pas terminée, et c’est au lecteur de le faire. S’agissant du bourreau, Si c’est un homme, comment peut-il infliger de tels supplices pervers, sévices, humiliations, une mort aussi monstrueuse (par le gaz et le feu) à un autre homme ? S’agissant de la victime, du prisonnier juif, Si c’est un homme, comment réussit-il à continuer à vivre et à espérer, vouloir vivre encore malgré tout ce qui et tous ceux qui, dans le camps, l’avilissent au plus profond de lui-même, détruisent son honneur, démolissent et souillent tout ce qui fait son humanité  ?

A ce titre, un épisode, aussi dégradant qu’anecdotique pour l’auteur, est relaté par lui, et une valeur symbolique qui montre à quel point Primo Levi relate ce qui lui arrivé à Auschwitz en moraliste, aussi bien qu’en détenu racial parmi d’autres :



[il revient de l’examen de chimie qui lui permettra peut-être de connaître un sort un peu meilleur au camp, en travaillant dans un laboratoire, ce qui, notamment, l’éloignerait significativement du risque des selektion, ces atroces séances durant lesquelles les déportés raciaux étaient examinés puis répartis en deux files : l’une continuait momentanément à vivre, l’autre partait aux chambres à gaz et aux fours crématoires]



« Pour rentrer à la Buna, il faut traverser un terrain vague encombré de poutres et de treillis métalliques empilés les uns sur les autres. Le câble d’acier d’un treuil nous barre le passage ; Alex [c’est le kapo, c’est-à-dire celui encadre P. Levi et son commando. Il est réputé pour sa brutalité, comme c’est le cas pour la grande majorité des kapos]l’empoigne pour l’enjamber, mais, Donner-wetter, le voilà qui jure en regardant sa main pleine de cambouis. Entre temps je suis arrivé à sa hauteur : sans haine et sans sarcasme, Alex s’essuie la paume et le dos de la main sur mon épaule pour se nettoyer ; et il serait tout surpris, Alex, la brute innocente, si quelqu’un venait lui dire que c’est sur un tel acte qu’aujourd’hui je le juge, lui et Pannwitz [docteur en chimie, comme primo Levi, et chef du laboratoire, qui a fait passer l’examen de chimie à l’auteur], et touts ses nombreux semblables, grands et petits, à Auschwitz comme ailleurs. »



Voici comment on peut souiller l’humanité, au propre et au figuré, en toute décontraction, si l’on peut dire, avec une banalité qui est au coeur du processus de déshumanisation. Et celui qui est ainsi souillé ne peut absolument rien dire, ne peut que se laisser faire passivement, comme l’a fait l’auteur, au risque de le payer instantanément de sa vie.



Car ce que Primo Levi fait comprendre dans son témoignage, c’est qu’il faut, d’une certaine façon, mettre son humanité en sommeil pour survivre dans le camp, oublier la morale, la compassion, l’humanité, la bonté, la honte, l’honneur, le secours, tout ce qui fait qu’une société est vivable et supportable, et qu’un homme peut avoir l’assurance d’en être un, d’être reconnu comme tel :



« Conclusion : le vol, à la Buna, puni par la Direction civile4est autorisé et encouragé par les SS ; le vol au camp, sévèrement sanctionné par les SS, est considéré par les civils comme une simple modalité d’échange. Le vol entre Hsasaunieräftlinge est généralement puni, mais la punition frappe aussi durement le voleur que le volé.

Nous voudrions dès lors inviter le lecteur à s’interroger : que pouvaient bien justifier au Lager des mots comme « bien » et « mal », « juste » et « injuste » ? A chacun de se prononcer d’après le tableau que nous avons tracé et les exemples fournis ; à chacun de nous dire ce que pouvait bien subsister de notre monde moral en deçà des barbelés. » [souligné par nous] [p.132]



Et, dans le même temps, il n’y a que l’humain pour être inhumain (les animaux, par exemple, même dans la violence de la chasse ou du combat, ne sont pas « inhumains », sadiques, ou pervers ; ils répondent à un besoin, une nécessité organique)… En somme, pour être un homme qui survit dans cet univers insensé et qui n’est que mort et souffrance, il faut oublier d’en être un. Comme tenir sur la longueur un paradoxe aussi dévastateur ?



« Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est morte, ou eux-mêmes l’ont ensevelie sous l’offense subie ou infligée à autrui. Les SS féroces et stupides, les kapos, les politiques [prisonniers politiques, souvent résistants ou communistes], les criminels [prisonnier de droit communs, qui seraient en prison dans le « vrai » monde. Ce sont souvent eux qui sont choisis comme kapos], les prominents [prisonniers que les autres voient voient comme au-dessus d’eux, parce qu’ils bénéficient d’une protection, d’un kapo, voire d’un SS, d’un civil, ou parce qu’ils sont capables de trouver des moyens de se nourrir mieux, par des trafics en tout genre, qu’on qualifie au camp par le verbe « organiser »] grands et petits, et jusqu’ aux Häflinge [prisonniers « de base », qui n’a rien de particulier à faire valoir, et qui donc n’intéresse pas les autres, parce qu’il est parmi les moins insérés dans des stratégies de survie, voire il ne l’est pas du tout, ce qui le destine sans doute à une mort rapide] [à noter que les termes qui apparaissent en gras déclinent une hiérarchie au sein du camp, du plus au moins puissant], masse asservie et indifférenciée, tous les les échelons de la hiérarchie dénaturée instaurée par les Allemands sont paradoxalement unis par une même désolation intérieure. [pp188-189] [termes clés mis en gras par nous] [expressions soulignées par nous]



[P. Levi assiste à la pendaison d’un des acteurs de la révolte de Sonderkommandos, les équipes, composées de prisonniers juifs, chargés de vider les chambres à gaz une fois que tous les prisonniers, juifs comme eux, qui s’y trouvaient, étaient morts, puis de mettre leurs cadavres à brûler dans de gigantesques fours crématoires prévus à cet effet : ces kommandos avaient une durée de vie très courte ; ils étaient régulièrement liquidés puis remplacés, et ainsi de suite, les nazis ayant le but de ne pas laisser de trace de l’assassinat de masse des juifs et de son mode opératoire. En octobre 1944, les Sonderkommandos font sauter les crématoires (par crématoire on désigne l’ensemble comprenant la chambre à gaz et les fours) III et IV d’Auschwitz II/Birkenau et tentent de s’échapper par la forêt de bouleaux, criant vainement aux autres prisonniers du camp de les suivre. Ils seront tous rattrapés et condamnés à mort lors de cérémonies particulièrement macabres, pour dissuader d’autres mouvements de révolte ]



« L’homme qui mourra aujourd’hui devant nous a sa part de responsabilité dans cette révolte. On murmure qu’il était en contact avec les insurgés de Birkenau, qu’il avait apporté des armes dans notre camp, et qu’il voulait organiser ici aussi une mutinerie au même moment. Il mourra aujourd’hui sous nos yeux : et peut-être les Allemands ne comprendront-ils pas que la mort solitaire, la mort d’homme [nous soulignons] qui lui est réservée, le vouera à la gloire et non à l’infamie.

Quand l’Allemand eut fini son discours que personne ne comprit, la vois rauque du début se fit entendre à nouveau : « Habt ihr verstanden ? » (Est-ce que vous avez compris?)

Qui répondit « Jawohl » ? Tout le monde et personne : ce fut comme si notre résignation maudite prenait corps indépendamment de nous et se muait en une seule voix au-dessus de nos têtes. Mais tous nous entendîmes le cri de celui qui allait mourir, il pénétra la vieille gangue d’inertie et de soumission et atteignit au vif l’homme en chacun de nous [nous soulignons] :

« Kameraden, ich bin der letze ! » (Camarades, je suis le dernier!)

Je voudrais pouvoir dire que de notre masse abjecte une voix se leva, un murmure, un signe d’assentiment. Mais il ne s’est rien passé. Nous sommes restés debout, courbés et gris, tête baissée, et nous ne nous sommes découverts que lorsque l’Allemand nous en a donné l’ordre. La trappe s’est ouverte, le corps a eu un frétillement horrible ; la fanfare a recommencé à jouer, et nous, nous nous sommes remis en rang et nous avons défilé devant les derniers spasmes du mourant.

Au pied de la potence, les SS nous regardent passer d’un œil indifférent : leur œuvre est finie, et bien finie.Les Russes peuvent venir, désormais [le camps vit ses derniers mois ; les troupes de l’Armée Rouge approchent] : il n’y a plus d’hommes forts parmi nous ; le dernier pend maintenant au-dessus de nos têtes, et quant aux autres, quelques mètres de corde ont suffi. Les Russes peuvent bien venir : ils ne trouveront plus que des hommes domptés, éteints, dignes désormais de la mort passive qui les attend.

Détruire un homme est difficile, presque autant que de le créer : cela n’a été ni aisé, ni rapide, mais vous y êtes arrivés, Allemands. Nous voici dociles devant vous, vous n’avez plus rien à craindre de nous : ni les actes de révolte, ni les paroles de défi, ni même un regard qui vous juge. 

Alberto [un des seuls et rares vrais amis de Primo Levi au camp (c’est-à-dire sur qui il puisse compter, avoir confiance, et réciproquement), italien, comme lui] et moi, nous sommes rentrés dans la baraque, et nous n’avons pas pu nous regarder en face. Cet homme devait être dur, il devait être d’une autre trempe que nous, si cette condition qui nous a brisés n’a pas seulement pu le faire plier.

Car nous sommes brisés, vaincus : même si nous avons su nous adapter, même si nous avons finalement appris à trouver notre nourriture et à endurer la fatigue et le froid, même si nous en revenons un jour.

Nous avons hissé la menaschka [marmite de grande taille, que Primo et Alberto ont organisée pour le trafic de soupe ; ils ont pu ainsi avoir un peu plus de nourriture, qu’ils se partagent le soir] sur la couchette, nous avons fait le partage, nous avons assouvi la fureur quotidienne de la faim, et maintenant la honte nous accable.» [pp. 232 à 234]



On peut noter dans ce passage que Primo Levi, même s’il juge sans concession ses co-détenus, ne s’exclut aucunement dans l’analyse des comportements humains qu’il constate, et qui sont aussi les siens, notamment ce renoncement absolu, cet enfouissement de la volonté, dont la dernière manifestation est l’énergie déployée pour trouver de la nourriture et survivre, d’heure en heure, de jour en jour, en ne se projetant surtout pas, en ne concevant aucune fin possible à ce martyre insoutenable et permanent du camp . Le moraliste fait partie de la société qu’il analyse et juge. Il doit donc être également en mesure d’appliquer ce jugement à lui-même, ce que l’auteur fait ici, avec un accablement et une mélancolie qui transparaissent à chaque mot. Il n’est pas mieux que les autres, il le sait, il l’écrit. Mais il n’est coupable de rien, absolument rien. Et l’accablement ne l’empêchera pas de témoigner. Il a survécu, il parlera, il écrira5.





Si c’est un homme, Primo Levi a-t-il réellement survécu à sa déportation ? En effet, même s’il a survécu physiquement, il a très certainement été touché moralement à vie, ce qui pourrait expliquer son suicide en 1987. Primo Levi était un homme, d’une humanité exceptionnelle, de celle qui permettent d’écrire un chef d’oeuvre bouleversant, essentiel, glaçant, dérangeant, noir et lumineux à la fois, plein de désespoir, de colère et d’espoir mêlés, de mélancolie absolue mais aussi de grandeur, tel que Si c’est un homme.



I Portraits de détenus : comportements humains et inhumains à Auschwitz



Un des éléments frappants, dans Si c’est un homme, est le nombre de descriptions de « personnages ». Ce ne sont pas des personnages de fiction, tout est réel, mais le mot de « personnage » peut tout de même convenir dans le sens où chacun des êtres dont parle Primo Levi est représentatif d’un certain caractère dans l’adversité atroce du camp, d’un certain type de comportement, dont les traits les plus saillants sont l’adaptation plus ou moins opérante à la violence et la dureté du camp, c’est-à-dire la capacité à retarder la mort, en réussissant à manger mieux, à résister plus efficacement à la dureté du climat (grands froids, grandes chaleurs, humidité), à davantage se « blinder » émotionnellement, à s’user un peu moins au travail, à trouver la protection de quelqu’un qui peut la leur apporter… on peut notamment citer les noms de : « Null Achtzehn » (pp.60 et sq), désigné par les 3 derniers numéros de son matricule de déporté, et qui incarne l’inadaptation mortelle à l’univers impitoyable du camp ; Chajim (pp.67 et sq) ; Alberto (pp.85 et sq), le compagnon solidaire d’infortune de l’auteur (qui périra lors de la marche de la mort ; P. Levi et Alberto étaient inséparables au camp) ; les juifs grecs de Salonique (pp.108 et sq), extrêmement soudés et organisés, et qui réussissaient à gagner même le respect relatif de certains SS, Sigi et Béla (pp.112 et sq) ; Fischer (pp.113 et sq) ; Schepschel, Alfred L., Elias, le monstre fait pour un monde ahurissant comme Auschwitz ; Henri (pp.142 et sq), le séducteur cynique pour qui les autres n’existent que s’ils peuvent lui apporter quelque chose ; Jean (le « Pikolo »6, pp.168 et sq), que la souillure et la perversion du camp semblent ne pas avoir atteint, l’inquiétant doktor Pannwitz (pp.163 et sq), que P. Levi a tout de même envisagé revoir après la guerre (même si ce ne fut finalement pas le cas) ; Alex (pp.164 et sq), le kapo aussi brutal que décérébré ; Lorenzo (pp.185 et sq), le bienfaiteur de l’auteur, qui a permis à ce dernier de croire encore en l’humanité ; Ziegler, prêt à se déclarer sélectionné, alors qu’il ne l’était pas, uniquement pour recevoir la double ration de soupe à laquelle avaient droit ceux qui allaient à la mort (pp.202 et sq) ; le « vieux Kuhn », qui prie absurdement pour remercier Dieu de ne pas partir cette fois-ci au crématoire, juste à côté de Beppo le Grec, « qui a vingt ans, et qui partira demain la chambre à gaz, qui le sait, et qui reste allongé à regarder fixement l’ampoule, sans rien dire et sans plus penser à rien »(pp.202 et sq) ; Arthur et Charles, les deux Français avec qui l’auteur va organiser l’intendance de la chambrée de malades abandonnés à leur sort après le départ des SS et l’évacuation du camp qui donnera lieu à la marche de la mort (les seuls prisonniers laissés au camp sont tous malades, pour la plupart de la scarlatine et/ou du typhus), avec qui il va trouver de quoi se chauffer et se nourrir, en attendant l’arrivée des troupes russes libératrices ; de Somogyi, qui agonise sur sa couche, au camp désormais vidé, en répétant inlassablement un horrible « Jawohl » (« Oui » de consentement appuyé en allemand)7… et tant d’autres encore.







1) L’inhumanité intrinsèque d’Elias 



Pages 147 à 152, l’auteur brosse le portrait d’Elias, le prisonnier qui selon lui s’est le mieux adapté à la vie infernale du camp, s’y trouvant même… bien. Si c’est un homme, quelle sorte d’être humain est Elias pour aimer la vie au camp ?

Primo Levi commence par le décrire physiquement, tel un « specimen zoologique »8 :



« Elias Lindzin, 141 565, atterrit un beau jour, inexplicablement, au Kommando de Chimie. C’était un nain, d’un mètre cinquante tout au plus, mais pourvu d’une musculature comme je n’en ai jamais vu. Quand il est nu, on voit chaque muscle travailler sous la peau, avec la puissance, la mobilité et l’autonomie d’un petit animal ; agrandi dans les mêmes proportions, il ferait un bon modèle pour un Hercule ; mais il ne faut pas regarder la tête.

Sous le cuir chevelu, les sutures crâniennes forment de monstrueuses protubérances. Le crâne est massif, on le dirait de métal ou de pierre ; la ligne noire des cheveux rasés descend à un doigt des sourcils. Le nez, le menton, le front, les pommettes sont durs et compacts ; le visage tout entier fait penser à une tête de bélier, à un instrument fait pour frapper. Une impression de vigueur bestiale émane de toute sa personne. » [p.147]



De la description physique d’Elias se dégage une impression de puissance, mais elle a quelque chose de monstrueux, à la limite de la difformité. L’auteur le compare même à un animal ( « un petit animal », « vigueur bestiale »). Quelque chose dans son aspect visuel ne fait pas humain, surtout au camp, où tout le monde est famélique et décharné, contrairement à lui.

S’ensuit la description de l’incroyable capacité d’Elias à travailler sans se fatiguer (ce qui lui vaut de travailler de moins en moins !9), à avaler des quantités de soupe inimaginables pour un estomac humain, à parler, rire, chanter, blaguer sans arrêt, là où tout n’est que silence et désolation. Il est aussi fait état de sa brutalité et de son arrogance, de ses activités secrètes, vols et trafics en tout genre qui lui apportaient nourriture et crainte au sein du camp.

L’auteur en déduit qu’au fond, un être tel qu’Elias est fait pour le camp :



« On pourra maintenant se demander qui est l’homme Elias. Si c’est un fou, un être incompréhensible et extrahumain, échoué au Lager par hasard. Si en lui s’exprime un atavisme devenu étranger à notre monde moderne, mais mieux adapté au conditions de vie élémentaires du camp. Ou si ce n’est pas plutôt un pur produit du camp, ce que nous sommes destinés à devenir si nous ne mourons pas au camp, et si le camp lui-même ne finit pas d’ici là.

Il y a du vrai dans ces trois hypothèses. Elias a survécu à la destruction du dehors parce qu’il est physiquement indestructible ; il a résisté à l’anéantissement du dedans parce qu’il est fou. C’est donc avant tout un rescapé : le specimen humain le plus approprié à la vie du camp.

Si Elias recouvre la liberté, il sera relégué en marge de la communauté humaine, dans une prison ou dans un asile d’aliénés. Mais ici, au Lager, il n’y a pas plus de criminels puisqu’il n’y a pas de loi morale à enfreindre : pas de fous puisque toutes nos actions sont déterminées et que chacune d’elles, en son temps et lieu, est sensiblement la seule possibilité. » [pp.150-151]



Elias est foncièrement, intrinsèquement, inhumain, sans même chercher à l’être ou à le devenir : il l’est, c’est tout, et c’est sa force, bien différente de la force de caractère des Sonderkommandos qui se sont révoltés. Parce que c’est une force déconnectée de toute morale, de toute idée de justice, de bien ou de bon. Aussi le camp est-il le lieu de « vie » qui peut lui convenir le mieux, car tout l’y encourage à être ce qu’il est (si bien qu’on ne sait plus si c’est le camp qui a fait d’Elias ce qu’il est, ou si c’est ce qu’il est qui fait que le camp lui convient si bien) : un être « innocemment » abject :



« Au Lager, Elias prospère et triomphe. C’est un bon travailleur et un bon organisateur,, qualités qui le mettent à l’abri des sélections et lui assurent le respect de ses chefs et de ses camarades. Pour ceux qui n’ont pas en eux de solides ressources morales, pour ceux qui ne savent pas tirer de la conscience de soi la force de s’accrocher à la vie, pour ceux-là, l’unique voie de salut est celle qui conduit à Elias : à la démence, à al brutalité sournoise. Toutes les autres issues sont barrées.

Tout cela pourrait nous conduire à dégager des conclusions et mêmes des règles valables pour notre vie de tous les jours. N’existe-t-il pas autour de nous des Elias plus ou moins réalisés ? N’en avons(nous pas vu de nos yeux vu, de ces individus qui vivent sans but aucun, réfractaires à toutes forme de conscience et de contrôle de soi ? Et qui vivent non certes malgré ces déficiences, mais précisément, comme Elias, grâce à elles.

La question est grave, et nous n’entendons pas nous y engager ici, parce que notre récit se limite à l’homme du Lager, et que sur l’homme hors du Lager on a déjà beaucoup écrit. Cependant nous voudrions ajouter un dernier mot : Elias, autant que nous puissions en juger du dehors, et si tant est que ces mots aient un sens, Elias était vraisemblablement un homme heureux. » [pp.151-152]



Le portrait d’Elias se termine sur cette conclusion sidérante : « Elias était vraisemblablement un homme heureux »… Parce qu’il n’y avait pas assez d’humanité en lui pour souffrir de quoi que ce soit, même à Auschwitz ? Mais qu’est-ce que ce bonheur-là ?…

Un personnage tel qu’Elias plonge la réflexion jusqu’aux racines de l’âme humaine, à savoir la capacité à penser et à ressentir, et la conscience de soi.





2) L’inhumanité élaborée et cynique de Henri



Juste après la description d’Elias vient celle d’un autre prisonnier racial, Henri, des pages 152 à 155, et cette succession n’est bien sûr sans doute pas un hasard. Henri est lui aussi une incarnation de l’inhumain, bien que tout autre que celle d’Elias. Exactement à l’opposé, même.

Le cas d’Henri décrit par l’auteur est beaucoup plus subtil, difficile à saisir que celui d’Elias. Car en lui semblent apparaître toutes les marques de la civilisation et de l’humanité :



« Henri est au contraire éminemment civilisé et conscient de soi, et possède une théorie complète et articulée sur les façons de survivre au Lager. Il n’a que vingt-deux ans ; il est très intelligent, parle le français, l’allemand, l’anglais et le russe, et a une excellente culture scientifique et classique. » [p.152]



Qu’est-ce qui met si mal à l’aise à la lecture du portrait d’Henri, qui semble ne faire de mal à personne ?

C’est l’idée diffuse, tout au long de son portrait, que personne d’autre n’existe que lui. Pour lui, les autres ne peuvent que servir à une seule chose : sa survie. Ils n’existent pas pour eux-mêmes à ses yeux. Il ne les voie pas comme des personnes, des êtres humains. Son regard sur les autres et son but de survivre par tous les moyens sont, tels qu’il les exerce, totalement déshumanisants : ils déshumanisent les autres et le déshumanisent lui, du coup.

La survie au camp suppose une bonne part d’égoïsme, d’insensibilisation. Mais tout le monde essaie de ne pas être absolument seul10. Henri, lui, veut l’être à tout prix. Il ne veut pas des autres, de personne d’autre. Depuis que son frère, qui était avec lui au camp, est mort.

On comprend qu’une sorte de « radicalisation » de plus en plus perverse de son comportement s’est produite à partir de cette mort :



« Son frère est mort à la Buna l’hiver dernier, et depuis lors Henri a tronqué tout lien d’affection ; il s’est renfermé en lui-même comme dans une carapace, et il lutte pour vivre sans se laisser distraire de son but, avec toutes les ressources qu’il peut tirer de son cerveau rapide et de son éducation raffinée. Selon sa théorie, pour échapper à la destruction tout en restant digne du nom d’homme, il n’y a que trois méthodes possibles : l’organisation, la pitié et le vol. » [pp. 152]



A sa façon, élégante et policée en apparence, Henri est devenu une sorte de machine de guerre, de « machine à survivre », déterminée et sans affect. On retrouve d’ailleurs du vocabulaire guerrier dans le portrait de l’auteur :



« Henri détient le monopole du trafic des marchandises de provenance anglaise : et jusque-là il ne s’agit que d’organisation ; mais son fer de lance pour la pénétration de la ligne de défense [nous soulignons], anglaise ou autre, c’est la pitié. » [pp.152-153]



Henri s’est débarrassé de tout affect, mais il compte sur ceux des autres pour assurer sa survie, en suscitant leur pitié. En les séduisant. Il est un « séducteur professionnel », comme le qualifie un peu plus loin Primo Levi (p.186). Et la description que l’auteur fait du mode opératoire de cette séduction est très péjoratif, renvoyant comme pour Elias au monde animal (Elias est d’ailleurs cité au passage en référence, ce qui rapproche les deux personnage dans leur inhumanité), ce qui souligne l’inhumanité d’Henri :



« Henri a le corps et les traits délicats et subtilement pervers du Saint Sébastien de Sodoma : encore imberbe, les yeux noirs et profonds, il se meut avec une élégance naturelle et languide bien qu’il sache à l’occasion bondir et courir comme un chat [nous soulignons], et que la capacité de son estomac soit à peine inférieure à celle d’Elias. » [p.153]



« de même que l’ichneumon paralyse les grosses chenilles velues en piquant leur unique ganglion vulnérable [nous soulignons], de même il suffit d’un coup d’oeil à Henri pour jauger son hommes, « son type » ; il lui parle brièvement, en employant le langage approprié, et le « type » est conquis : il écoute avec une sympathie croissante, s’attendrit sur le sort du malheureux jeune homme, et est déjà en passe de devenir rentable. » [p.153]



Lauteur emploie également des références bibliques pour signifier ce qu’il peut y avoir de retors ou dangereux, car très sournois, mystérieux et insaisissable, chez Henri :



« Causer avec Henri est instructif et agréable ; il arrive même parfois qu’on le sente proche et chaleureux ; une communication semble possible, peut-être même un sentiment d’affection ; on croit entrevoir en lui le fond humain, la conscience blessée d’une personnalité peu commune. Mais l’instant d’après, son sourire triste se fige en un rictus de commande ; Henri s’excuse poliment (« ...j’ai quelque chose à faire », « … j’ai quelqu’un à voir »), et le voilà de nouveau tout à sa chasse et à sa lutte de chaque jour : dur, lointain, enfermé dans sa cuirasse, ennemi de tous et de chacun, aussi fuyant et incompréhensible que le serpent de la Genèse [nous soulignons]11». [pp.154-155]



Henri est celui dont il ne faut pas s’approcher de trop près, car sa chaleur est factice, tout comme son humanité. Il ne faudrait pas se croire apprécié ou reconnu (en tant qu’être humain) par lui, ce serait le pire des pièges, dans lequel tombent ceux dont il vit au camp :



« Toutes mes conversations avec Henri, même les plus cordiales, m’ont toujours laissé à la fin un léger goût de défaite ; le vague soupçon d’avoir été moi aussi, un peu à mon insu, non pas un homme face à un autre homme, mais un instrument entre ses mains [nous soulignons]. » [p.155]



Henri est un manipulateur, et sa manipulation des autres atteint un tel degré qu’elle est inhumaine.

Cette manipulation lui a apparemment permis sa survie, mais l’a-t-elle sauvé de l’anéantissement ? Primo Levi semble considérer que non, et la chute du portrait qu’il fait de ce co-détenu est significative du dégoût qu’au fond, ce dernier lui a inspiré :



« Je sais qu’aujourd’hui Henri est vivant. Je donnerais beaucoup pour connaître sa vie d’homme libre, mais je ne désire pas le revoir. » [p.155]



Rien ne l’a lié à Henri, et réciproquement. Rien ne pouvait motiver l’envie de le revoir, pas même le besoin de comprendre, comme ce fut le cas pour le docteur Pannwitz, que l’auteur a revu après la guerre12.

Primo Levi n’avait pas besoin de revoir Henri, car il avait bien compris à qui il avait eu affaire : à un calculateur glaçant et sans morale.



Le chapitre dans lequel se trouvent les portraits d’Elias et Henri s’intitule « Les élus et les damnés », autrement dit ceux qui, selon l’auteur, ont une chance de s’en sortir au Lager (les élus) et ceux qui n’en n’ont aucune (les damnés). Elias et Henri sont les deux à la fois : ils se tirent d’affaire au camp, mais leur humanité n’y a pas survécu.



3) Comportements humains d’êtres demeurés humains : Jean et Lorenzo, Primo et Alberto



Au regard de l’inhumanité de certains personnages décrits par Primo Levi, les portraits de ceux qui sont restés humains, ceux dont l’humanité n’avait pas été contaminée par le venin du camp, n’en sont que plus beaux et bouleversants, et résonnent comme de véritables hommages.



a) Jean, le prisonnier demeuré libre



Jean est un des personnages les plus célèbres de Si c’est un homme. l’histoire a retenu cet épisode magnifique où, le temps d’un trajet pour aller chercher la soupe, trajet que Jean rallonge volontairement pour passer du temps avec l’auteur, ce dernier essaie de lui apprendre et expliquer quelques vers de la Divine Comédie de Dante (au motif que jean voudrait apprendre l’Italien). Cet échange littéraire et profond, d’une incroyable beauté, est une bouffée d’oxygène humanisante et de vie dans l’univers apocalyptique et mortifère du camp, ce qui est d’une valeur inestimable :



« « Considerate la vostra semenza

Fatti non fosté come bruti

ma per seguir virtute e conoscenza »13



Et c’est comme si moi aussi j’entendais ces paroles pour la première fois : comme une sonnerie de trompettes, comme la voix de Dieu. L’espace d’un instant, j’ai oublié qui je suis et où je suis [nous soulignons].

Pikolo me prie de répéter. Il est bon, Pikolo, il s’est rendu compte qu’il est en train de me faire du bien [nous soulignons]. A moins que, peut-être, il n’y ait autre chose : peut-être que, malgré la traduction plate et le commentaire sommaire et hâtif, il a reçu le message, il a senti que ces paroles le concernent, qu’elles concernent tous les hommes qui souffrent, et nous en particulier ; qu’elles nous concernent nous deux, qui osons nous arrêter à ces choses-là avec les bâtons de la corvée de la soupe sur les épaules.14 » [p.176-177]



L’espace d’un trajet pour la corvée de soupe, Primo et Pikolo15 sont redevenus pleinement des hommes. Et l’auteur sait qu’il doit ce moment exceptionnel à la bienveillance de Pikolo. Une bienveillance qui est en elle-même un miracle d’humanité dans l’Enfer du Lager :



« Jean était très aimé au Kommando. Il faut savoir que le poste de Pikolo représente un échelon déjà élevé dans la hiérarchie des prominences16 : le Pikolo (qui en général n’a pas plus de dix-sept ans) n’est pas astreint à un travail manuel, il a la haute main sur les fonds de marmite et peut passer ses journées à côté du poêle : « c’est pourquoi » il a droit à une demi-ration supplémentaire, et il est bien placé pour devenir l’ami et le confident du kapo, dont il reçoit officiellement les vêtements et les souliers usagés. Or, Jean était un Pikolo exceptionnel [nous soulignons]. Il joignait à la ruse et à la force physique des manières affables et amicales [nous soulignons] : tout en menant avec courage et ténacité son combat personnel et secret contre le camp et contre la mort, il ne manquait pas d’entretenir des rapports humains avec ses camarades moins privilégiés [nous soulignons] ; et de plus il avait été assez habile pour gagner la confiance d’Alex, le Kapo[…]

Bien que Jean n’abusât pas de sa position, nous avions déjà pu constater qu’un mot de lui, dit au bon moment et le ton qu’il fallait, pouvait faire beaucoup ; plusieurs fois déjà il avait pu ainsi sauver certains d’entre nous de la cravache ou de la dénonciation aux SS [nous soulignons]. Depuis une semaine, nous étions amis  [nous soulignons]: nous nous étions découverts par hasard, à l’occasion d’une alerte aérienne, mais ensuite, pris par le rythme impitoyable du Lager, nous n’avions pu que nous dire bonjour en nous croisant aux latrines ou aux lavabos. » [pp.169 à 172]



Jean est un prisonnier, comme l’auteur, mais il est resté un homme, et un homme libre. Par sa droiture morale et son intelligence relationnelle, et sans verser pour autant dans une naïveté ou un excès de bonté qui l’auraient perdu (et le reste du kommando avec lui), il a réussi à demeurer un homme digne de ce nom, un homme debout. Un homme libre, c’est-à-dire pas emprisonné mentalement dans la terreur du camp, pas aliéné ou perverti par ses stratégies de survie. Cela fait de lui un personnage hors du commun. Un homme de bien. Et la discussion littéraire qu’il a avec l’auteur peut être vraiment qualifiée, dans mauvais jeu de mots, d’évasion.

Primo Levi semble montrer, à travers l’exemple de Jean/Pikolo, que la survie au camp, la vraie, se joue aussi (surtout?) sur la survie psychique et morale.



b) Lorenzo, le bienfaiteur désintéressé : l’évidence du Bien



S’il y a un être, et un être profondément humain à qui Primo Levi estime devoir sa survie, c’est Lorenzo17, maçon civil travaillant au camp :



« L’histoire de mes rapports avec Lorenzo est à la fois longue et courte, simple et énigmatique. C’est une histoire qui appartient à un temps et à des circonstances aujourd’hui abolis, que rien dans la réalité présente ne saurait restituer, et dont je ne crois pas qu’elle puisse être comprise autrement que ne le sont aujourd’hui les faits légendaires ou ceux des temps les plus reculés. »[p.185]



On peut noter le style épique employé par l’auteur, ce qui donne une tonalité tout à fait méliorative à la présentation de Lorenzo (voir mots en gras). Tout se passe comme si Lorenzo avait accédé au rang de mythe aux yeux de l’auteur : un mythe réel de l’humain au coeur d’un monde absolument inhumain.

Cette approche mythique participe sans doute de la reconstruction personnelle de l’auteur : c’est par cette dimension légendaire, partant de faits pleinement et entièrement réels, que cet être humain, qui a failli être anéanti, physiquement et moralement, se reconstruit et retrouve un sentiment de légitimité d’exister, d’être un homme.

Lorenzo semble en quelque sorte avoir été, de façon bien humble et désintéressée, l’être à la bonté duquel Primo Levi s’est appuyé pour ne pas sombrer.



Tout d’abord Lorenzo a donné de la nourriture à l’auteur, concourant à l’aider à lutter contre la faim qui dévore férocement tous les prisonniers du camp et les menace de mort ; il lui a aussi donné un vêtement, l’aidant à lutter contre un autre ennemi mortel des prisonniers : le froid, terrible dans cette région de l’Europe (températures en dessous de zéro, alors que les détenus étaient vêtus de guenilles de mauvaise taille et faites d’un tissu qui ne protégeait aucunement du froid). Il a même écrit à la famille de l’auteur pour leur dire que ce dernier était encore vivant, ce qui, symboliquement, réinsère l’auteur dans la communauté des vivants, des hommes, de la société hors du camp, et, fait miraculeux, lui a ainsi permis de communiquer avec les siens, alors que le Lager est une immense entreprise à déshumaniser et couper du monde les prisonniers. C’est comme si quelque chose de l’homme Primo Levi avait pu, grâce au concours inestimable de Lorenzo, sortir du camp. D’une certaine façon, Lorenzo a fait pour Primo Levi ce qu’une mère ferait pour son enfant, pour assurer ses besoins vitaux, pour le relier à l’humanité, et sans poser aucune condition, sans aucune contrepartie (car les mères sont inconditionnelles), ce qui est le propre du don, et qui fait sa grandeur et son humanité :



« En termes concrets, elle se réduit [la relation de l’auteur avec Lorenzo] à peu de choses : tous les jours, pendant six mois, un ouvrier civil italien m’apporta un morceau de pain et le fond de sa gamelle de soupe ; il écrivit pour moi une carte portale qu’il envoya en Italie et dont il me fit parvenir la réponse. Il en demanda rien et n’accepta rien en échange, parce qu’il était bon et simple, et ne pensait pas que faire le bien dût rapporter quelque chose. » [p.186]



C’est cette gratuité, dans un univers où tout se monnaie (et au prix fort) qui rend Lorenzo absolument unique, qui fait qu’il incarne une sorte d’évidence du Bien.



« Car pour les civils, nous sommes des parias […] Qui pourrait distinguer nos visages les uns des autres ? Pour eux, nous sommes « Kazett », neutre singulier.

Bien entendu, cela n’empêche pas que beaucoup d’entre eux nous jettent de temps à autre un morceau de pain ou une pomme de terre, ou qu’ils nous confient leur gamelle à racler et à laver après la distribution de la « Zivilsuppe » [la soupe donnée aux civils, différente de celle donnée aux détenus, un peu plus nutritive] au chantier. Mais s’ils le font, c’est surtout pour se débarrasser d’un regard famélique un peu trop insistant, ou dans un accès momentané de pitié, ou tout bonnement pour le plaisir de nous voir accourir de tous côtés et nous disputer férocement le morceau, jusqu’à ce que le plus fort l’avale, et que tous les autres repartent, dépités et claudiquant.18 

Or, entre Lorenzo et moi, il ne se passa rien de tout cela. A supposer qu’il y ait un sens vouloir expliquer pourquoi ce fut justement moi, parmi des milliers d’autres êtres équivalents, qui pus résister à l’épreuve, je crois que c’est justement à Lorenzo que je dois d’être encore vivant aujourd’hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m’avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et facile d’être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur : quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant.

Les personnages de ce récit de sont pas des hommes. […] Mais Lorenzo était un homme : son humanité était pure et intacte, il n’appartenait pas à ce monde de négation. C’est à Lorenzo que je dois de ne pas avoir oublié que moi aussi j’étais un homme. [nous soulignons]»[pp.188-189]



Que dire de plus ?… C’est sur ces mots que se termine le portrait de Lorenzo, la dignité et le bien faits homme. D’une certaine façon, Lorenzo a été un Juste parmi les nations.19



b) Primo et Alberto



On pourrait se demander où l’auteur se situe, et se situe lui-même, sur cette sorte d’échelle de l’humain. Jusqu’où le Lager l’a-t-il aliéné, perverti, déshumanisé ? Que reste-t-il de l’homme qu’il fut avant d’entrer au Lager ?

Pour réfléchir à cette question, il faut sans doute inclure l’ « alter ego » de Primo au camp, son compagnon d’infortune le plus proche, celui en qui il a le plus confiance et avec qui il partage tout, les rations de nourriture « organisées » (= obtenues en plus par combine) ou les réflexions, les constats, les stratégies de survie, mais aussi donc la langue, ce qui n’est pas rien dans cette Babel apocalyptique que constitue le camp20, où l’on parle toutes les langues et aucune à la fois, dans un mélange qui a quelque chose de monstrueux, et qui là encore marque une « distorsion » de ce qui fait l’humain)  : Alberto.

Dans cette âpre lutte pour la survie, Primo et Alberto forment une sorte de tandem, ce qui les rend un peu plus forts ensemble :



« Alberto est mon meilleur ami. Il n’a que vingt-deux ans, deux de moins que moi, mais il témoigne de capacités d’adaptation que personne, dans dans notre groupe d’Italiens, n’a su égaler. Alberto est entré au Lager la tête haute, et il vit au Lager sans peur et sans reproche. Il a compris avant tout le monde que cette vie est une guerre, il n e s’est accordé aucune indulgence, il n’a pas perdu de temps en récriminations et en doléances sur soi ni sur autrui, et il est descendu en lice dès le premier jour. Il a pour lui l’intelligence et l’instinct : il raisonne juste, souvent il ne raisonne pas et il est quand même dans le vrai. Il saisit tout au vol : il ne connaît qu’un peu de français et comprend ce qu’on lui dit en allemand et en polonais. Il répond en italien et par gestes, se fait comprendre et s’attire immédiatement la sympathie. Il lutte pour sa propre vie, et pourtant il est l’ami de tous. Il « sait » qui il faut corrompre, qui il faut éviter, qui on peut amadouer, à qui on doit tenir tête.

Et pourtant (et c’est pour cette vertu qu’aujourd’hui encore son souvenir m’est si proche et si cher) il n’est pas devenu un cynique. j’ai toujours vu, et je vois encore en lui le rare exemple de l’homme fort et doux, contre qui viennent s’émousser les armes de la nuit.

Mais je n’ai pas réussi à obtenir de dormir avec lui dans la même couchette ; pas plus qu’Alberto n’y est parvenu, malgré la popularité dont il jouit désormais à l’intérieur du Block 45. C’est dommage, car avoir un compagnon de lit à qui se fier, ou du moins avec qui on puisse s’entendre, est un avantage inestimable ; d’autant plus qu’on est maintenant en hiver, les nuits sont longues, et du moment que nous sommes contraints de partager sueur, odeur et chaleur avec quelqu’un, sous la même couverture et dans soixante-dix centimètres de large, il est très souhaitable que ce soir avec un ami. » [pp.85-86] [passages soulignés par nous]



Pour Alberto, l’auteur emploie deux mots qui disent tout de l’estime, l’affection et admiration qu’il a pour lui : « homme » et « meilleur ami ».

Alberto a vraisemblablement servi d’exemple à l’auteur, c’est à son contact et en le regardant faire qu’il s’est forgé une conduite, une carapace, et sans doute aussi une forme d’éthique malgré tout, même si le Lager est le lieu de l’anéantissement de l’éthique, à l’oeuvre à chaque instant.

Primo Levi s’attribue bien peu de mérites, voire aucun, en dehors des stratégies qu’il met en place avec Alberto :



« […] le K.B [= l’infirmerie du camp] est le principal client et receleur des vols commis à la Buna : sur la part quotidienne de soupe destinée au K.B., une bonne vingtaine de litres est allouée au fonds-vols et sert à acheter aux spécialistes les articles les plus variés.

Il y a ceux qui volent de petits tuyaux de caoutchouc que le K.B. utilise pour les lavements et les sondes gastriques ; ceux qui viennent proposer des crayons et des encres de couleur, très demandés pour la comptabilité compliquée du bureau du K.B. ; à quoi s’ajoutent les thermomètres, les récipients en verre et les réactifs chimiques qui passent des entrepôts de la Buna aux poches des Häftlinge pour aboutir au K.B. comme matériel sanitaire.

Je voudrais préciser en outre, au risque de paraître immodeste, que c’est Alberto et moi qui avons eu l’idée de voler les rouleaux de papier millimétré des thermographes du Service Dessication, et de les offrir au médecin-chef du K.B. en lui suggérant d’en faire des tablettes pour les courbes de température21. » [souligné et mis en gras par nous]



Primo Levi se trouverait « immodeste » de s’attribuer un quelconque mérite (on peut aussi y voir une marque d’ironie amère : un tel larcin est à la fois dérisoire, pathétique, et vital) , mais c’est l’occasion pour lui d’évoquer la complicité (dans tous les sens du termes, plus laudatifs que péjoratifs ici) avec Alberto, qui est véritablement un compagnon d’armes, puisque la survie au camp est une guerre.



Et c’est toujours en frère d’armes solidaire qu’Alberto se réjouit, en toute sincérité et amitié, de l’affectation de son ami Primo au laboratoire de Chimie de la Buna, car cette petite « victoire » sur l’adversité au camp est partagée, en un sens comme tout ce qui les lie :



« Plusieurs camarades me félicitent ; Alberto le premier, avec une joie sincère, sans ombre d’envie. Alberto ne trouve rien à redire à la chance qui m’est échue, il est même tout heureux, autant par amitié que parce qu’il en profitera lui aussi : car désormais nous sommes tous deux étroitement unis par un pacte d’alliance [nous soulignons], à l’intérieur duquel chaque bouchée « organisée » est rigoureusement divisée en deux parties égales. Il n’as pas de motif de m’envier puisqu’il n’entrait ni dans ses espoirs ni même dans ses désirs de se faire admettre au laboratoire. Alberto, min ami indompté, ne s’accommodera jamais d’un système ; il dans les veines un sang bien trop libre ; son instinct le porte ailleurs, vers d’autres solutions, vers l’imprévu, l’improvisé, le nouveau. A un bon emploi, Alberto préfère sans hésitation les incertitudes et les batailles de la « profession libérale ». [p.215]


Comme Jean le Pikolo, Alberto est un prisonnier à qui aucun barbelé ne pourra ôter le sentiment d’être un homme, et un homme libre. L’auteur le décrit comme un pionnier à l’indépendance inébranlable. De leur amitié à tous deux ils auraient pu dire, comme le philosophe Montaigne de son ami La Boétie : « parce que c’était lui, parce que c’était moi. » :



« Noël est proche maintenant. Alberto et moi avançons épaule contre épaule dans la longue file grise, le dos courbé pour mieux nous protéger du vent. Il fait nuit et il neige ; ce n’est pas facile de se tenir debout, encore moins de marcher au pas et en rang (...) » [p225]



Cette image (d’un fait réellement advenu), bouleversante, qui a quelque chose de l’atmosphère du conte, par-delà l’horreur (« Noël est proche » ; et les contes eux-mêmes regorgent d’horreurs) pourrait résumer le lien d’amitié indéfectible entre Alberto et Primo : celui qui fait avancer ensemble dans la nuit, de ne pas capituler, de faire face à deux, « épaule contre épaule », plus solidaire que jamais pour ne pas s’écrouler, dans les ténèbres glacées de l’hiver et de la mort latente conjuguées. « Ce n’est pas facile de se tenir debout » pourrait être compris au sens propre (résister aux bourrasque de vent glacial en restant droit), mais aussi, bien sûr, au sens figuré (demeurer un homme au Lager, rester digne). Mais à deux, l’auteur entrevoit la possibilité d’y parvenir un tant soit peu.

En vivant à deux l’enfer du camp, en mettant au point à deux des stratagèmes qui leur ont permis de se nourrir un peu mieux, Primo et Alberto ont tenu à peu près physiquement (même si Alex, le kapo qui l’a amené quelque mois plus tôt à l’examen de chimie pour le poste au laboratoire de la Buna le décrivait comme « déjà à moitié kaputt »22), mais surtout moralement. A deux, ils ont continuer à penser, à raisonner, ne serait-ce que par leurs discussions, se maintenant humains l’un l’autre par leurs échanges, leurs interactions, faisant que chacun d’eux était un peu moins désespérément seul, en s’apportant une présence humaine vraie, en existant l’un pour l’autre.

Cette relation , toute proportion gardée, pourrait faire penser à celle qui unit, dans la fiction, les personnages de Lenny et George dans Des souris et des hommes de John Steinneck, et notamment le leitmotiv du tandem :



« Les types comme nous (…) y a pas plus seuls au monde.(…] Ils ont pas de futur devant eux.(…) Pour nous, c’est pas comme ça. (…) On a quelqu’un à qui parler, qui s’intéresse à nous. (…) (…) les autres types (…) ils peuvent bien crever, tout le monde s’en fout. Mais pas nous.(…) Et pourquoi ? Parce que moi j’ai toi pour t’occuper de moi, et toi, t’as moi pour m’occuper de toi, et c’est pour ça. »23



Alberto dérogera au pacte d’alliance en quittant le camp lors de son évacuation tandis que Primo, malade, est trop affaibli pour partir, ce dont Primo ne lui tient aucunement rigueur bien au contraire. Leurs adieux sont d’une beauté et d’une dignité qui se passent de tout commentaire :



« Finalement, ce fut au tour d’Alberto, venu me dire au revoir par la fenêtre, au mépris de l’interdiction.Nous étions devenus inséparables : « les deux Italiens », comme nous appelaient nous camarades étrangers qui, le plus souvent, confondaient nos prénoms. Depuis six mois nous partagions la même couchette et chaque gramme d’extra « organisé » par nos soins ; mais Alberto avait eu la scarlatine quand il était enfant, et moi je n’avais pas pu le contaminer. Il partit donc, et je restai. Nous nous dîmes au revoir en peu de mots : nous nous étions déjà dit tant de fois tout ce que nous avions à nous dire… Nous ne pensions pas rester séparés bien longtemps. Il avait trouvé de gros souliers de cuir, en assez bon état : il était de ceux qui trouvent immédiatement tout ce dont ils ont besoin.

Lui aussi était joyeux et confiant, comme tous ceux qui partaient. Et c’était compréhensible : on s’attendait à quelque chose de grand et de nouveau ; on sentait finalement autour de soi une force qui n’était pas celle de l’Allemagne, on sentait matériellement craquer de toutes parts ce monde maudit qui avait été le nôtre. Ou du moins tel était le sentiment des bien-portants qui, malgré la fatigue et la faim, étaient encore capables de se mouvoir ; mais il est indéniable qu’un homme épuisé,nu ou sans chaussures, pense et sent différemment ; et ce qui dominait alors dans nos esprits, c’était la sensation paralysante d’être totalement vulnérables et à la merci du destin.

Tous les hommes valides (à l’exception de quelques individus bien conseillés qui, au dernier moment, s’étaient glissés dans des couchettes d’infirmerie) partirent dans la nuit du 17 janvier 1945. Vingt mille hommes environ, provenant de différents camps. Presque tous disparurent durant la marche d’évacuation24 : Alberto est de ceux-là. Quelqu’un écrira peut-être un jour leur histoire. » [pp.241 à 243]



c) Primo, Charles et Arthur



Dans les jours qui suivront le départ d’Alberto et de l’immense majorité des détenus encore vivants (mais qui n’ont de vivants que le nom, tant leur état général est critique et déplorable) , une fois le camp désert, Primo reconstitue assez rapidement, car nécessité fait loi, un trio, composé de deux jeunes Lorrains, arrivés depuis peu au camp, rencontrés à au KB (l’infirmerie) et lui :



« Les deux Français atteints de scarlatine étaient sympathiques. Tous deux originaires des Vosges, ils étaient arrivés au camp quelques jours plus tantôt avec un gros convoi de civils faits prisonniers au cours des ratissages effectués par les Allemands lors de la retraite de Lorraine. Le plus âgé s’appelait Arthur ; c’était un paysan petit et maigre. l’autre, son compagnon de couchette, s’appelait Charles ; c’était un instituteur de trente-deux ans ; au lieu de la chemise normale, il avait hérité d’un tricot de corps ridiculement court. » [pp.236-237]


Grâce à ce trio, la gestion de l’infirmerie sera rationalisée, par l’expérience de l’auteur, qui est désormais un prisonnier expérimenté, et par la force physique des deux jeunes Lorrains (Charles est une sorte de colosse), qui venaient d’arriver au camp et étaient encore possession d’une précieuse vigueur physique (ce qui n’a pas empêché Arthur de s’évanouir à cause du froid lors de sa première sortie hors du KB ; c’est dire ce que les Häftlinge enduraient quotidiennement)

En conjuguant leurs aptitudes, et en respectant les règles d’ordre, d’occupation de la chambrée, d’hygiène, de répartition des vivres, des compétences, des vêtements et des combustibles, se mit en place une véritable communauté, réunie par d’obscures circonstances (la déportation et la maladie conjuguées), mais qui va permettre de miraculeusement sauver tous les occupants de la chambrée, à l’exception de Somogyi :



« Les Russes arrivèrent alors que Charles et moi étions en train de transporter Somogyi à quelque distance de là. Il était très léger. Nous renversâmes le brancard sur la neige grise.

Charles ôta son calot. Je regrettai de ne pas en avoir un. » [p.271]



Même si l’auteur et Charles ne peuvent pas offrir une vraie sépulture par inhumation à leur co-détenu, ils ont posé son corps au sol (la neige le recouvrirait peut-être et ainsi s’ensevelirait) et lui ont rendu un dernier hommage. Ils ont accompli un acte de civilisation qui fait d’eux des hommes. Les hommes, depuis la Préhistoire, enterrent leurs morts, et ne les gazent pas par milliers pour ensuite réduire leurs corps en cendres pour éparpiller ces dernières comme s’ils n’étaient pas des restes humains, comme on se débarrasse d’une quelconque poussière. Smoguy a eu droit à un cérémonial, quoique rudimentaire, individuel, la sien, pas à une élimination de la surface de la terre collective, anonyme, inhumaine.



On peut d’ailleurs noter qu’une fois que le Lager est mort, car ceux qui le tenaient d’une main démoniaque se sont enfuis, reviennent des comportements d’entraide et de partage qui auraient été impensables encore quelques jours auparavant :



« Lorsque la fenêtre défoncée fut réparée et que le poêle commença à réchauffer l’atmosphère, il se produisit en nous tous comme une sensation de détente, et c’est alors que Towarowski (un franco-polonais de vingt-trois ans qui avait le typhus) fit cette proposition aux autres malades : « Pourquoi ne pas offrir chacun une tranche de pain aux trois travailleurs ? [à savoir Primo, Arthur et Charles] Ce fut aussitôt chose faite. La veille encore, pareil événement eût été inconcevable. La loi du Lager disait : « mange ton pain, et si tu peux celui de ton voisin » ; elle ignorait la gratitude. C’était bien les signe que le lager était mort.

Ce fut là le premier geste humain échangé entre nous. Et c’est avec ce geste, me semble-t-il, que naquit en nous le lent processus par lequel, nous qui n’étions pas morts, nous avons cessé d’être des Häftlinge pour apprendre à redevenir des hommes. » [pp.249-250]



Cette humanité, l’auteur la décèle tout de suite chez Charles et Arthur, notamment Charles, capable de gestes dévoués, capable de discipline personnelle et de la faire respecter aux autres, et véritablement courageux et soucieux des autres :



« Aujourd’hui je pense que le seul fait qu’un Auschwitz ait pu exister devrait interdire à quiconque, de nos jours, de prononcer le mot de providence : mais il est certains qu’alors les souvenir des secours bibliques intervenus dans les pires moments d’adversité passa comme un souffle dans tous les esprits.

On ne pouvait pas dormir : un carreau était cassé, et il faisait très froid. Je me disais qu’il nous fallait trouver un poêle, l’installer ici, et nous procurer du charbon, du bois et des vivres. Je savais que tout cela était indispensable, mais que je n’aurais jamais assez d’énergie pour m’en occuper tout seul. J’en parlai avec les deux Français [Charles et Arthur]

19janvier. Les Français furent d’accord. Nous nous levâmes tous trois à l’aube. Je me sentais malade et sans défense, j’avais froid et j’avais peur.

[…] Les Français n’avaient aucune idée de la topographie du Lager, mais Charles était courageux et robuste, et Arthur avait du flair et le sens pratique des paysans.

Au milieu des ruines du Prominenzblock, Charles et moi découvrîmes finalement ce que nous cherchions : un gros poêle en fonte, muni de tuyaux encore utilisables ; Charles accourut avec une brouette et nous y chargeâmes le poêle ; puis, me laissant le soin de le transporter à la baraque, il courut s’occuper des sacs. Là il trouva Arthur évanoui : le froid lui avait fait perdre connaissance. Charles transporta les deux sacs en lieu sûr, puis il prit soin de son ami.

Pendant ce temps, me tenant à grand-peine sur mes jambes, je m’efforçais de manoeuvrer de mon mieux la lourde brouette. Tout à coup on entendit un bruit de moteur, et je vis un SS en motocyclette qui entrait dans le camp. Comme tous mes compagnons, à la vue de leurs visages durs, je fus envahi de terreur et de haine. Il était trop tard pour disparaître, et je ne voulais pas abandonner le poêle. D’après le règlement du Lager, j’étais censé me mettre au garde-à-vous et me découvrir. Je n’avais pas de chapeau et j’étais empêtré dans ma couverture. Je m’écartai de quelques pas de la brouette et fis une espèce de révérence maladroite. L’allemand passa sans me voir, tourna à l’angle d’une baraque et disparut. Je sus plus tard quel danger j’avais couru25.

J’atteignis enfin le seuil de notre baraque et déchargeai le poêle entre les mains de Charles. L’effort m’avait coupé le souffle, de grandes taches noires dansaient devant mes yeux. [pp.246 à 249]



« Lakmaker, dont la couchette se trouvait au-dessous de la mienne, n’était plus qu’un pauvre débris humain. C’était (ou plutôt il avait été) un juif hollandais de dix-sept ans, grand, maigre, affable. Il était alité depuis trois mois et on se demande comment il avait échappé aux sélections. Il avait d’abord eu le typhus, puis la scarlatine ; entre temps nous avions décelé chez lui une grave malformation cardiaque, et pour finir il était couvert d’escarres au point de ne pouvoir rester allongé que sur le ventre. Avec tout ça, un appétit féroce. Il n,e parlait que le hollandais, et aucun de nous ne le comprenait.

Ce fut peut-être à cause de la soupe aux choux et aux navets, dont lakmaker avait voulu deux rations. Toujours est-il qu’au milieu de la nuit il se mit à gémir, puis se jeta à bas de son lit. Il tenta d’atteindre le seau, mais il était trop faible et s’écroula, pleurant et criant très fort.

Charles alluma la lumière (l’accumulateur se révéla providentiel)26 et nous pûmes constater la gravité de l’accident. La couchette de lakmaker et le plancher étaient souillés. L’odeur, dans l’atmosphère confinée, devenait rapidement insupportable. Nous n’avions qu’une toute petite réserve d’eau et pas la moindre paillasse de rechange. Et le malheurux garçon, avec son typhus, constituait un terrible foyer d’infection ; par ailleurs, il était hors de question de le laisser toute la nuit sur le plancher, à gémir et à grelotter au milieu des excréments.

Charles descendit du lit et s’habilla en silence. Tandis que je tendais la lampe, il découpa au couteau tous els endroits sales de la paillasses et des couvertures ; puis, soulevant Lakmaker avec la délicatesse d’une mère, il nettoya tant bien que mal avec de la paille tirée du matelas, et le déposa à bout de bras sur le lit refait, dans la seule position que le malheureux pût supporter. Il racla le placher avec un bout de tôle, délaya un peu de chloramine, et répandit partout du désinfectant, y compris sur lui-même.

Je mesurais son abnégation à la fatigue qu’il m’aurait fallu vaincre pour faire ce qu’il faisait. » [pp.261-262]



Ce soir-là, Charles a peut-être sauvé tout le monde d’une violente propagation du typhus et de la Dysentrie. Il a vraisemblablement sauvé la vie du jeune Lakmaker, et pour finir a préservé la sienne, par un travail méthodique, déterminé, calme, efficace et courageux. Il incarne une forme d’héroïsme de la dévotion et un sens de la responsabilité qui force l’admiration.

Charles est un homme :



« 26 janvier. Nous appartenons à un monde de morts et de larves. La dernière trace de civilisation avait disparu autour de nous et en nous. L’oeuvre entreprise par les Allemands triomphants avait été portée à terme par les Allemands vaincus : ils avaient bel et bien fait de nous des bêtes.

Celui qui tue est un hommes, celui qui commet ou subit une injustice est un hommes. Mais celui qui se laisse aller au point de partager son lit avec un cadavre, celui-là n’est pas un homme. Celui qui a attendu que son voisin finisse de mourir pour lui prendre un quart de pain, est, même s’il n’est pas fautif, plus éloigné du modèle de l’homme pensant que le plus fruste des Pygmées et le plus abominable des sadiques.

Le sentiment de notre existence dépend pour une bonne part du regard que les autres portent sur nous : aussi peut-on qualifier de non humaine l’expérience de qui a vécu des jours où l’homme a été un objet aux yeux de l’homme. Et si nous nous en sommes sortis tous trois [Charles, Arthur et l’auteur] à peu près indemnes, nous devons nous en être mutuellement reconnaissants ; et c’est pour cela que mon amitié avec Charles résistera au temps. »



Charles est un homme car il traite les autres comme des hommes. Les autres existent dans son regard et il existe dans le regard des autres, par son comportement exemplaire d’humanité. Et surtout, surtout, Charles, Arthur et Primo ont existé les uns pour les autres, comme ce fut le cas pour primo et Alberto.







L’amitié quasi épique entre Alberto et l’auteur, tout au long de leur détention et jusqu’au départ d’Alberto pour la marche de la mort, puis l’amitié pleine d’efficacité à survivre et d’estime réciproque qui a uni l’auteur à Charles et Arthur, dans le chaos des derniers jours avant la libération du camp, ont été un des facteurs de survie essentiel à Primo Levi, même si rien, en vérité, si ce n’est le hasard, ne permet véritablement de dire pourquoi quelques prisonniers ont survécu quand tant d’autres ont péri27. Primo Levi ne pensait pas s’en tirer :



« Bien que nous n’y pensions pas plus de quelques minutes par jour, et encore, d’une manière étrangement détachée, extérieure, nous savons bien que nous finirons à la sélection. Je sais bien, moi, que je ne suis pas de l’étoffe de ceux qui résistent, je suis trop humain, je pense encore trop, je m’use au travail. Et maintenant je sais que je pourrai me sauver si je deviens Spécialiste, et que je deviendrai Spécialiste si je suis reçu à un examen de chimie.

Aujourd’hui encore, à l’heure où j’écris, assis à ma table, j’hésite à croire que ces événements ont réellement eu lieu. » [pp.159-160]





Mais ces événements ont bel et bien, tragiquement, atrocement eu lieu. Et c’est pour cela que l’auteur les a écrits (et ce dès le camp, une fois admis au laboratoire28), pour les fixer dans la mémoire. Une mémoire nécessaire, qui doit traverser les âges.


III L’écriture ou la mort

Primo Levi a eu besoin d’écrire, très vite, tout de suite, le cauchemar enduré au camp.
Il commence même qu’il est retenu pour le laboratoire de la Buna, sur le papier qu’on lui fournit au laboratoire.
Il correspond également avec Charles dès qu’il retrouve sa trace :

« Arthur est retourné à bon port ; quant à Charles, il a repris sa profession d’instituteur ; nous avons échangé de longues lettres et j’espère bien le revoir un jour. 
Avigliana-Turin, décembre 1945-janvier 1947.» [p.272]


C’est sur cette note d’espoir très humaine que se termine que se referme le livre.

L’écriture, pour cet auteur, semble donc au coeur du travail de reconstruction. Une nécessité vitale d’écrire est apparue à Primo Levi, quand d’autres ont du liasse s’écouler de nombreuses décennies avant de pouvoir coucher sur papier leur incommensurable calvaire. Le titre retenu pour cette partie, L’Ecriture ou la mort, est le contraire du titre du livre de Jorge Semprun, déporté politique rescapé de Bukenwald, qui éprouvait de tels moments de panique et de désespoir au moment d’essayer décrire ses souvenirs de prisonnier, qu’il avait l’impression qu’il allait y laisser la vie, d’où le titre de son récit témoignage : L’Ecriture ou la vie, qu’il est parvenu, après des décennies écoulées depuis son expérience traumatique du camp de concentration, à écrire.
Pour Levi, il semble que cela soit le contraire : la nécessité d’écrire pour témoigner, et pour poursuivre le lent et essentiel travail de retour à la vie, est vital :

« […] Si je n’avais pas vécu l’épisode d’Auschwitz, je n’aurais probablement jamais écrit. Je n’aurais pas eu de motivation, de stimulation d’écrire : j’avais été un élève médiocre en italien et en histoire, je m’intéressais beaucoup plus à la physique et à la chimie, et j’avais ensuite choisi un métier, celui de chimiste, qui n’avait rien de commun avec le monde de l’écriture. Ce fut l’expérience du lager qui m’obligea à écrire : je n’ai pas eu à combattre la paresse, les problèmes de style me semblaient ridicules, j’ai trouvé miraculeusement le temps d’écrire sans avoir à empiéter ne fût-ce que d’une heure sur mon travail quotidien : ce livre c’était l’impression que j’avais ― était déjà tout prêt dans ma tête et ne demandait qu’à sortir et à prendre place sur le papier.
Bien des années ont passé depuis ; ce livre a connu de nombreuses vicissitudes, et il s’est curieusement interposé, comme une mémoire artificielle, mais aussi comme une barrière défensive, entre un présent on ne peut plus normal et le terrible passé d’Auschwitz. J’hésite à le dire car je ne voudrais pas passer pour un cynique, mais lorsqu’il m’arrive aujourd’hui de penser au Lager, je ne ressens aucune émotion violente ou pénible. Au contraire, à ma brève et tragique expérience de déporté s’est superposée celle de l’écrivain-témoin, bien plus longue et complexe, et le bilan est nettement positif ; au total, ce passé m’a intérieurement enrichi et affermi. Une de mes amies, déportée tout jeune au camp de Ravensbrück, assure que le camp a été son université : je crois, pour ma part, que je pourrais en dire autant, et qu’en vivant, puis en écrivant et en méditant cette expérience, j’ai beaucoup appris sur les hommes et sur le monde.
Je dois cependant me hâter de préciser que cette issue positive a été une chance réservée à une étroite minorité. Sur l’ensemble ds déportés italiens, par exemple, il n’y en a que 5 % qui soient revenus, et parmi eux beaucoup ont perdu leur famille, leurs amis, leurs biens, leur santé, leur équilibre, leur jeunesse. Le fait que je sois encore vivant et que je sois revenu indemne tient surtout, selon moi, à la chance. » 

[pp.314-315. Nous soulignons. Appendice au livre, qui sont des réponses aux questions qui lui sont les plus posées. Eléments de réponse à la question n°8 : « Que seriez-vous aujourd’hui si vous n’aviez pas été prisonnier dans un lager ? Qu’éprouvez-vous lorsque vous vous remémorez cette période ? A quels facteurs attribuez-vous le fait d’être encore en vie ? »]







-------------NOTES------------------------------------


1 « C’est bien moi, le diplômé de Turin, en ce moment plus que jamais il m’est impossible de douter que je suis bien la même personne, car le réservoir de souvenirs de chimie organique, même après une longue période d’inertie, répond à la demande avec une étonnante docilité »). Si c’est un homme, Editions Pocket, pp.164-165.


2 « Nous sommes persuadés (…) qu’aucune expérience humaine n’est dénuée de sens ni indigne d’analyse, et que bien au contraire l’univers particulier que nous décrivons ici peut servir à mettre en évidence des valeurs fondamentales, sinon toujours positives. Nous voudrions faire observer à quel point le Lager a été, aussi et à bien des égards, une gigantesque expérience biologique et sociale. » Op. cit., p.133


3 « Face à l’inextricable dédale de ce monde infernal, mes idées sont confuses : est-il vraiment nécessaire d’élaborer un système et de l’appliquer ? N’est-il pas plus salutaire de prendre conscience qu’on n’a pas de système ? » Op.cit., p.58.
« Nous étions de vieux Häftlinge : notre sagesse, c’était de « ne pas chercher à comprendre », de ne pas imaginer l’avenir, de ne pas nous mettre en peine pour savoir quand et comment tout cela finirait : de ne pas poser de questions, et de ne pas nous en poser ». Op. cit., pp181-182.


4 Bien qu’incluse dans le camp, la Buna est une entreprise civile, propriété de la société IG Farben..


5 « [P. Levi vient d’être affecté au laboratoire de chimie, ce qui est un privilège qui accroît considérablement les chances de survie au camp] Les camarades du Kommando m’envient, et ils ont raison ; ne devrais-je pas m’estimer heureux ? Pourtant, tous les matins, je n’ai pas plus tôt franchi le seuil du laboratoire que surgit à mes côtés la compagne de tous les moments de trêve, du K.B. et des dimanches de repos : la douleur de se souvenir, la souffrance déchirante de se sentir homme, qui me mord comme un chien à l’instant où ma conscience émerge de l’obscurité. Alors je prends mon crayon et mon cahier, et j’écris ce que je ne pourrais dire à personne [nous soulignons]. ». Op. cit., pp.220-221.


6 « (…) ce n’était que Jean, le Pikolo de notre Kommando. Jean était un étudiant alsacien. Bien qu’il eût déjà 24 ans, c’était le plus jeune Häftling du kommando de Chimie. Et c’est pour cette raison qu’on lui avait assigné le poste de Pikolo, c’est-à-dire de livreur-commis aux écritures, préposé à l’entretien de la baraque, à la distribution des outils, qu lavage des gamelles et à la comptabilité des heures de travail du Kommando. » Si c’est un homme, éditions Pocket, pp. 168-169.


7 « (..) le soir, et toute la nuit, et pendant deux longs jours, le délire eut raison de son silence. Livré à un ultime et interminable rêve de soumission et d’esclavage, il se mit à murmurer « Jawohl » chaque fois qu’il respirait, au rythme continu et régulier d’une machine ; « Jawohl » des milliers de fois, à nous faire venir l’envie de le secouer, de l’étouffer, ou au moins de l’obliger à dire autre chose. » Op.cit., pp. 267-268.


8 C’est l’auteur lui-même qui emploie l’expression au moment de parler du kapo violent Alex, qui l’a conduit jusqu’au docteur Pannwitz :
« Et l’interrogatoire [les questions du docteur Pannwitz pour savoir les compétences de P. Levi en chimie] commença, tandis qu’Alex, troisième specimen zoologique présent, bâillait et rongeait son frein dans son coin. ». Op.cit., p.164.


9 « Sa réputation de travailleur émérite se répandit très vite, et, conformément à la logique absurde du Lager, dès ce moment il cessa pratiquement de travailler. Les Meister [un meister est un contremaître d’usine. Ce n’est pas un détenu mais un civil] le contactaient directement, et seulement pour des travaux requérant une adresse ou une force particulière. » Op.cit., p.149.


10 « (…) ici, la lutte pour la survie est implacable et chacun est férocement et désespérément seul. » Op.cit., p.135.


11 Dans la citation précédente, l’auteur évoquait également d’Henri « le corps et les traits délicats et subtilement pervers du Saint Sébastien de Sodoma » (p.153). On pourrait y voir un sous-entendu d’homosexualité. La séduction d’Henri dont parle Primo Levi était-elle également d’ordre sexuel ? Certain(e)s détenu(e)s pouvaient obtenir une protection ou de la nourriture en échange de faveurs sexuelles, ce qu’explique notamment Simone Veil dans son témoignage Une jeunesse au temps de la Shoah : « Nous savions que si une kapo offrait une tartine avec du sucre, elle ne tarderait pas à dire : « Ah, si on dormait là toutes les deux, ça serait si bien. » Il fallait avoir le courage de lui répondre : « Merci, ça va, je n’ai pas sommeil. » Cette ambiguïté sexuelle rôdait en permanence dans les rapports de ces femmes avec les plus jeunes. Aujourd’hui, il suffit d’évoquer ce genre de situation pour que d’anciens déportés s’en scandalisent. Ils oublient que des jeunes gens ont survécu grâce à des protections de ce genre, accompagnées ou non de contreparties. Quant à moi je me refuse à tout jugement dans ce domaine ». p.79 de l’édition du Livre de Poche.


12 « Depuis ce jour-là (l’entretien avec Pannwitz pour le poste au laboratoire de chimie de la Buna], j’ai pensé bien des fois au Doktor Pannwitz. Je me suis demandé ce qui pouvait bien se passer à l’intérieur de cet homme ; comment il occupait son temps en dehors de la polymérisation et de la conscience indo-germanique ; et surtout, quand j’ai été de nouveau homme libre, j’ai désiré le rencontrer à nouveau, non pas pour me venger, mais pour satisfaire ma curiosité de l’âme humaine. » [p.163] L’auteur ne le reverra finalement jamais :
« Je n’ai jamais revu le Doctor Pannwitz, le chimiste qui m’avait fait passer un odieux « examen d’Etat », mais j’ai eu de ses nouvelles par l’intermédiaire de ce Doktor Müller à qui j’ai consacré le chapitre Vanadium de mon livre Le Système périodique. Alors que l’arrivée de l’Armée Rouge était imminente, il s’est conduit avec arrogance et lâcheté : après avoir ordonné à ses collaborateurs civils de résister à outrance et leur avoir interdit de monter dur le dernier train en partance pour l’arrière, il y est lui-même monté au dernier moment, à la faveur de la confusion générale. Il est mort en 1946 d’une tumeur au cerveau. » Op .cit., p300, réponse à, la question n°6 de la postface (qui réunit les questions qui lui sont le plus posées par ses lecteurs ou les lycéens qu’il rencontre)


13 « « Considérez quelle est votre origine : Vous n’avez pas été faits pour vivre comme brutes. Mais pour ensuivre et science et vertu ». Traduction proposée dans l’édition Pocket de Si c’est un homme, p.176.


14 « Pour aller chercher la soupe, il fallait faire un kilomètre, puis retourner avec la marmite de cinquante kilos enfilée sur les bâtons. » Op.cit., p.171.


15 Voir note n° 6.


16 Prominent : prisonnier que les autres voient voient comme au-dessus d’eux, parce qu’il bénéficie d’une protection, d’un kapo, voire d’un SS, d’un civil, ou parce qu’il est capable de trouver des moyens de se nourrir mieux, par des trafics en tout genre, qu’on qualifie au camp par le verbe "organiser" .


17 Lorenzo Perrone de son nom complet. A noter que Primo Levi prénomme Renzo son fils, né en 1957. Dans sa biographie de Promi Levi, Ian Thomson explique qu’après la guerre Lorenzo va sombrer dans la misère et la dépression, marquée par l’alcoolisme. Primo Levi tente en vain de le sauver. Lorenzo meurt en 1952.


18 C’est exactement ce qui se passe lorsqu’on lance à manger à un groupe d’animaux (oiseaux, par exemple). Se déclenche alors un attroupement instantané, massif, et une impitoyable loi du plus fort qui fait que les uns parviennent à avoir de la nourriture, les autres non. Cette description de l’auteur illustre encore une fois de façon terrible la déshumanisation des prisonniers par les ravages de la faim. « Car comment pourrions-nous imaginer ne pas avoir faim ? Le Lager est la faim : nous-mêmes nous sommes la faim, la faim incarnée. » Op.cit, p.112.


19« Juste parmi les nations » : «  (en hébreu : חסיד אומות העולםHasid Ummot Ha-'Olam, littéralement « généreux des nations du monde ») est une expression du judaïsme tirée du Talmud (traité Baba Batra, 15 b).
En 1953, la Knesset (parlement d'Israël), en même temps qu’elle créait le mémorial de Yad Vashem à Jérusalem consacré aux victimes de la Shoah, décida d’honorer « les Justes parmi les nations qui ont mis leur vie en danger pour sauver des Juifs ». Le titre de Juste est décerné au nom de l’État d’Israël par le mémorial de Yad Vashem.[…] Il s’agit actuellement de la plus haute distinction honorifique délivrée par l'État d'Israël à des civils. [source : Wikipédia]


20 « Les Grecs ne sont plus maintenant que très peu, mais leur contribution à la physionomie générale du camp et au jargon international [nous soulignons] qu’on y parle est de première importance. » Op.cit., p.121.


21 « offrir » est un terme bien étrange dans cet univers ou rien n’est offert, où tout n’est que transaction. On peut supposer que ce type de « cadeau » vise à s’attirer la bienveillance du médecin chef de l’infirmerie, ce qui pourrait être vital, notamment en cas de sélection : en effet, c’est le médecin chef qui désigne aux SS qui n’est définitivement plus apte au travail, ce qui est synonyme de chambre à gaz… Être bien vu du médecin chef et être un de ses fournisseurs accroît donc les chances de survie au Lager. »


22 « Nous entrons. Le Doktor Pannwitz est seul ; Alex, le calot à la main, lui parle à mi-voix : « Un Italien, au Lager depuis trois mois seulement, déjà à moitié kaputt… Er sagt er ist Chemiker [il dit qu’il est chimiste]... » mais lui, Alex, semble faire ses réserves sur ce point. » Op.cit., p.162.


23 John STEINBECK, Des Souris et des hommes (titre anglais : Of mice an men), pp.46-47 de l’édition de poche FOLIO, traduit de l’anglais par M.- E. Coindreau.


24 Marche surnommée « marche de la mort ».


25Un autre groupe d’une autre chambrée s’est aventurée dans les cuisines et les blocks des SS pour trouver de la nourriture. Ils ont été surpris par les derniers SS présents au camp et ont tous été abattus. Primo, Arthur et Charles venaient d’y passer 30 minutes plus tôt pour se ravitailler. » [pp.258-259]


26 L’auteur avait trouvé une batterie de camion abandonnée, ce qui lui a permis de créer un générateur d’électricité. Op.cit., p.254.


27 « J’ai eu la chance de n’être déporté à Auschwitz qu’en 1944, alors que le gouvernement allemand, en raison de la pénurie croissante de main - d’oeuvre, avait déjà décidé d’allonger la moyenne de vie des prisonniers à éliminer, améliorant sensiblement leurs conditions de vie et suspendant provisoirement les exécutions arbitraires individuelles » [nous soulignons] . Ainsi commence Si c’est un homme… L’auteur veut dès les premiers mots du livre, être bien clair : sa survie tient avant tout du hasard. Et il se considère comme… chanceux. L’utilisation du mot « chance » pour parler d’Auschwitz est d’une dignité et d’une humilité indicibles. Et il est sans doute aussi immensément lourd de chagrin.



28Voir note n°5.

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